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Big Deal


Lisbeth avait un physique ingrat. Pas vraiment laid, seulement ingrat. Un physique ingrat, et un visage qu'on oubliait rapidement, tant il manquait de signes caractéristiques. Il lui avait fallu beaucoup de temps pour s'en accommoder, et quelques années de plus pour apprendre à en tirer parti.


*****


Le matin, à huit heures, elle avait obtenu de la placière un petit espace dans la Maison des Expositions, près de l'entrée. Elle n'en demandait pas plus. Elle installa seulement la table, la chaise, et un panneau "USA Works". Elle fit le tour du salon, encore fermé au public, puis se présenta aux exposants des stands voisins, échangea quelques banalités et les fit parler de leurs œuvres. Si par extraordinaire, on les interrogeait plus tard sur cette rencontre, ils n'en auraient aucun souvenir précis ; ils évoqueraient juste une femme plutôt corpulente, avec un bob rouge et un tee-shirt floqué "Big Deal".

Elle sortit ensuite quelques tableaux de son camping-car, et les disposa à la diable sur la table de camping ou à même le sol. Le tout faisait plus vide-grenier d'un particulier que collection d'un artiste ou d'un galeriste, mais cela faisait partie du scénario. Pour finir, elle se cala dans sa chaise, prit un journal et attendit. Le piège était prêt.

La plupart des visiteurs passaient devant son stand sans s'arrêter, sans même la voir. Parfois, l'un d'eux ralentissait, s'accroupissait pour regarder les toiles, puis repartait. Lisbeth avait l'immobilité de l'araignée au sein de sa toile, au point qu'on aurait pu la prendre elle-même pour une de ces représentations hyper réalistes de l'école américaine. Mais la patience payait ; on trouvait toujours des spécialistes dans ce genre de salon : marchands d'art à la recherche de nouveaux talents, experts internationaux en vacances dans la France profonde ou simplement érudits locaux.


*****


Vers onze heures, un homme s'agenouilla devant le tableau à sa gauche : un arbre se silhouettant sur un ciel crépusculaire. Au bout d'une minute, il se releva.

— Je peux ?

Elle fit oui de la tête. L'autre prit le tableau, le posa sur la table et se livra à un examen attentif. Il scruta la signature, retourna le tableau, inspecta le cadre. Pas de doute, c'était un connaisseur. S'il était intègre, il allait lui demander où elle avait déniché l'œuvre. Sinon, il se contenterait du prix.

— D'où le tenez -vous, demanda l'homme ?

Pas de chance, un type honnête ! Elle l'examina, tentant d'évaluer son degré de crédulité. Dans les soixante ans, moustache et barbe, look un peu désuet, entre artiste et gentleman-farmer. Sans doute un collectionneur privé. Elle avait une chance.

Elle exagéra légèrement son accent américain.

— Ma sœur vient de mourir. Elle avait une maison de campagne ici, avec quelques toiles. Je vends la maison et les souvenirs. Elle disait toujours que ses peintures avaient beaucoup de valeur.

L'autre hésita. Il semblait déconcerté.

— C'est possible. Le tableau est signé Fairfield Porter. Ça pourrait être une bonne imitation, ou même un original inconnu. Vous restez ici quelque temps ? Je pourrais le faire expertiser.

Surtout pas !

— Non. J'ai mandaté un agent pour la maison, je dois repartir dans le Maine. Je voudrais vendre ces toiles rapidement, en liquide, pour éviter de les déclarer.

— Vous en voulez combien ?

Le piège se refermait.

— Hé bien, je ne m'y connais rien en peinture, mais ma sœur affirmait qu'il s'agissait d'œuvres de peintres connus. Ça datait de l'époque où elle était modèle, dans sa jeunesse. Alors, j'en veux mille euros par toile. Il y en a quatre, faites le calcul !

— Quatre mille euros, récapitula l'homme. En liquide !

Il n'avait pas sursauté. C'était bon signe. Peut-être savait-il que Porter avait vécu dans l'état du Maine ? En tout cas, il suivait les petits cailloux qu'elle avait semés. Il évaluait son risque. Le prix d'un Porter pouvait atteindre les six chiffres. Si un seul des trois autres tableaux était de cette classe d'artistes…

Il y eut un long silence. Le regard de l'homme glissait sur son visage lisse, y cherchant vainement un indice. Lisbeth était confiante. Son visage ne l'avait jamais trahie.

— Donnez-moi dix minutes, fit-il. Je passe à la banque et je reviens.

Elle eut un imperceptible sourire. Porter était assez facile à imiter, c'était un de ses chouchous. Elle en avait trois autres d'avance, plus le stock des croûtes qu'elle chinait à quelques euros, le prix des cadres. Demain, elle partait dans le Lubéron. Chapeau de paille et tee-shirt rouge, floqué "So What ?".



Image : Duane Hanson – Flea Market Lady, 1990 - Musée des Arts de Nantes


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