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Cap Ferret



La vie est dure sur le bassin. L'hiver, les tempêtes qui balayent la pointe et la submergent de plus en plus souvent. L'été, les canicules interminables qui privent d'oxygène les plastovores. Les gens survivent tant bien que mal, et ça ne les rend pas hospitaliers. Parfois, un homme ou une famille en perdition arrive jusqu'à nous. C'est comme les poissons ou les dauphins qui viennent crever sur la grève, le ventre plein de plastique. On peut rien pour eux. Chacun à sa manière le leur fait comprendre. Ou alors, c'est la vie elle-même qui s'en charge, et c'est très bien ainsi, on n'a pas à s'en mêler. Le Cap finit par les expulser, naturellement, sans violence.

Les anciens, ce qu'il en reste, disent qu'avant c'était bien mieux. Mais on ne les écoute plus, et on ne les croit guère, leurs récits sonnent trop beau. De toute façon, même si c'était vrai, qu'est-ce que ça change ? Le passé est le passé, et il ne nous intéresse pas plus que l'avenir. Nous, c'est au présent qu'on a affaire, c'est avec lui qu'on doit bricoler pour manger, pour vivre.


Sorgue, il était comme nous, il faisait partie du conseil et du paysage. Sa silhouette longiligne, son caban verdâtre que les années décoloraient, sa pinasse, on était habitués. Revêche, ça oui, mais pas pire que nous. Plastoculteur, c'est pas un métier facile. Tu dois sortir toute l'année, pas possible de t'arrêter plus de trois jours sous prétexte qu'il pleut, qu'il fait trop chaud ou que t'es malade. Les plastos, faut s'en occuper tout le temps, et si t'es pas là, y a aussi le risque que d'autres s'en occupent pour toi. C'est pas parce qu'on se connaît qu'on se fait confiance. Et d'ailleurs, des culteurs, y en a sur tout le bassin, et si tes paniers disparaissent, tu peux jamais savoir qui les a piqués, s'il est de chez nous ou de plus loin. Alors, des fois, c'est pas seulement les paniers et les plastos qui disparaissent. On a tous nos histoires dont on ne parle pas, sauf parfois, en fin de soirée, quand on a trop bu et qu'on laisse échapper quelques mots que les autres font semblant de ne pas entendre. Le lendemain, la vie reprend, tu remets ton pantabottes et tu repars travailler.


J'étais devant ma pinasse en train de nettoyer mes grilles quand elle s'est pointée. Elle était mal en point, une estafilade à l'avant-bras, le poignet bandé, et des ecchymoses sur le visage. Elle m'a dit qu'elle s'appelait Radia et elle m'a demandé direct si j'avais du travail pour elle. Du travail, c'est sûr qu'on n'en manque pas, mais c'est pas possible de partager, on arrive à peine à vivre. Et puis c'est un boulot d'homme. Les femmes, on en a bien quelques-unes au tri et au séchage, mais jamais sur un bateau. En plus, Radia, sans être vraiment belle, j'ai bien remarqué qu'elle était plus jolie que celles d'ici. Et ça, c'étaient des emmerdes en perspective. Pas question de l'encourager.

Je lui ai dit : "si c'est du boulot que tu cherches, tu ferais mieux d'aller voir ailleurs. Chez nous, y'a pas un culteur qui va t'embaucher. Pas la peine de revenir." Et j'ai craché par terre, pour lui faire comprendre qu'elle devait dégager. Elle a pas eu l'air surprise, elle m'a pas supplié. Elle m'a regardé, avec l'air de celle qui en a connu d'autres, et elle a répondu : "tant pis, je vais essayer quand même." Et j'ai plus entendu parler d'elle. Sauf que quelques semaines après, je l'ai aperçue avec Sorgue, en train de décharger les paniers. Sorgue, il a fait une drôle de tête, mais elle, elle m'a souri, comme pour dire "tu vois, j'y suis arrivé". Elle avait plus son bandage, elle s'était remplumée, et elle avait une tenue presque à sa taille. Il avait sans doute récupéré celle de Sally. Sûr qu'elle en avait plus besoin, là où elle était.

Au conseil suivant, on s'est tous payé Sorgue, mais il a rien cédé. Il a essuyé l'averse en gardant le cap, comme tu fais pour rester vivant quand tu rentres avec ta cargaison par gros temps. On a bien compris qu'il devait la sauter, pour être aussi buté. Bien sûr, il avait le droit d'employer qui il voulait sur sa concession, on n'avait pas à s'en mêler. Sauf qu'un culteur en difficulté, ça nous met tous en danger, comme une barque trop chargée par la faute d'un seul. On a déjà vécu ces conneries, on sait comment ça se termine. Alors, on s'est promis de les avoir à l'œil, Sorgue et sa meuf.

Les six premiers mois, ça s'est plutôt bien passé. Ils étaient toujours ensemble, à terre ou sur les parcs. Elle bossait aussi dur que lui : l'ensemencement, le nourrissage, la récolte, le dégorgeage, elle était à la hauteur. Pour l'entretien et tout ce qui était mécanique, c'était surtout lui, mais on voyait qu'elle apprenait vite. Et si Sorgue ne parlait pas beaucoup plus qu'avant, son visage était moins fermé. Finalement, j'étais rassuré, et content pour lui. J'avais tort.


L'hiver d'après, le bioil a encore augmenté, et le moral en a pris un coup. On avait beau se défoncer, on n'arrivait plus à se payer. C'est là que Jorko est mort, ça nous a donné un peu d'air. Une blessure qui s'était infectée, en huit jours il était parti. On l'a immergé au large, et comme il vivait seul et qu'on n'avait pas d'acheteur, on a proposé de répartir sa concession, comme on fait toujours. Et là, ça s'est gâté : Sorgue a exigé qu'on fasse une part pour Radia, en plus de la sienne. C'était pas pensable. On en est venu aux mains, et il s'en est fallu de peu pour que ça dégénère vraiment. Comme je suis le doyen, Sorgue a fini par m'écouter. Mais forcément, l'épisode avait laissé des traces.

Quand on a commencé à avoir des vols, on a d'abord accusé les autres. Puis on a mis en place des patrouilles, bien obligés, comme si on n'avait pas besoin de nos nuits pour récupérer. Deux culteurs à chaque fois, qui se partageaient la zone. Au bout d'un moment, on s'est aperçu que les vols se produisaient lorsque Sorgues était en surveillance, toujours sur le secteur qu'il contrôlait. C'est devenu très chaud, des gars voulaient leur faire la peau. On devait régler le problème vite fait. Alors je suis passé voir Sorgue, un matin où il était à la coopé. Je suis ai expliqué que c'était elle ou lui, et que le conseil lui donnait trois jours, pas plus. Il a d'abord protesté, nié les vols, argumenté. Moi, j'avais dit ce que j'avais à dire, j'avais rien à rajouter. Et puis il s'est mis à chialer, je l'avais jamais vu comme ça, j'étais gêné pour lui. À la fin, il s'est calmé. Il m'a assuré qu'il allait faire ce qu'il fallait, mais il tremblait de tous ses membres, je me demandais s'il irait jusqu'au bout. Mais là aussi, j'avais tort.

Le lendemain, je les ai croisés vers midi, près de la passe nord. Sorgue pilotait, Radia était à l'avant. C'était marée descendante, il pensait sûrement profiter du jusant pour que le corps soit emporté au large. J'aurais pas aimé être à sa place, mais après tout c'était lui qui avait créé le problème, c'était à lui de le régler. Moi, j'avais mes paniers à relever, personne ne le ferait pour moi.

Le soir, en rentrant, j'ai vu que sa pinasse était amarrée. Je me demandais dans quel état il était, et je suis passé devant chez lui, en traînant le pied, je voulais pas entrer. Et là, Radia est sortie, elle s'est plantée en face de moi. De surprise, je crois bien que ma bouche s'est ouverte toute seule. Elle avait un regard impénétrable, les yeux couleur de l'océan les jours d'orage. On s'est dévisagés longtemps en silence, et puis elle a parlé, lentement, avec difficulté, comme si sa mâchoire était douloureuse : "Sorgue est tombé en mer. J'ai rien pu faire, à cause du courant."

Je suis resté immobile. Puis j'ai fait demi-tour. En moi, c'était comme un puits au fond duquel il y avait une grande flaque de tristesse. Mais pas de colère. C'était notre vie. Elle était dure, mais je le savais déjà. Tandis que je m'éloignais, sa voix m'a rattrapé.

— Tu peux dire au conseil qu'il n'y aura plus de vols de paniers !

Et je dois reconnaître que jusqu'ici, c'est ce qui s'est passé.



Image : Didier-CTP, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

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