Ses dernières nuits avaient été agitées de rêves. Pourquoi ? Est-ce qu'on sait jamais pourquoi on rêve ? C'est tellement délicat, l'équilibre entre toutes ces choses qui sont dans notre tête et le dehors. À force d'être recroquevillés sur nos écrans comme un avare sur son magot, on oublie aujourd'hui que l'on appartient à la terre et au monde. Les odeurs, les lumières, les sons, tout ça nous imbibe, nous traverse sans qu'on en prenne conscience. Qu'éclose une senteur nouvelle, qu'émane une lueur différente au point du jour, que se murmure un chant insolite, si l'on n'y prête pas attention, cela va se faufiler à travers nos nerfs pour alimenter notre réserve à rêves. Et la nuit, notre cerveau pétrit tout ça comme un boulanger sa pâte et on en fait des songes, parce que rien ne doit se perdre, c'est la loi de la vie. Comme si la nature nous glissait "tu n'as pas fait attention, tu aurais dû, tu sais pourtant que c'est important, ce que je chuchote, la façon dont je m'habille, dont je me parfume. Allez, tu n'es pas un mauvais bougre, je te donne une seconde chance. Voilà de quoi te nourrir, toi qui ne vis pas de pain seulement."
Je dis ça, mais cela ne fonctionne plus. La terre nous parle toujours, mais comment l'entendrions-nous ? Autrefois, on l'écoutait assez fin pour qu'on sente venir les calamités, les sécheresses ou les inondations, ou simplement la fuite utile des saisons ; on faisait des rêves de pauvres, des rêves essentiels, des rêves qui relient. Je dis "pauvre", mais ne vous méprenez pas, c'est une qualité ; c'est comme le maigre dans la viande, c'est ce qui vaut vraiment. Maintenant, il y a du gras dans nos rêves comme dans nos vies, des tintamarres de sons, des profusions de lumière, des hordes d'odeurs qui saturent nos sens. Alors, la petite voix de la terre ne s'entend plus, et tout part de là. Nos rêves ne peuvent plus assimiler les avertissements de la nature, nous prévenir de ses spasmes. Ils n'arrivent à grand-peine qu'à éliminer nos excès d'excitation sensorielle. De propitiatoires ou prémonitoires, nos rêves sont devenus excrétoires. On défèque des déchets de séries télévisées, des indigestions d'informations, on pisse de la musique kilométrique. Ce sont des rêves de survie, qui vont au plus pressé.
Tenez, cet homme dont je vous parle, il avait voulu, parvenu à la retraite, se rapprocher de la nature, comme ils disent tous. Il n'avait pas perdu au change : les oiseaux au réveil au lieu de l'avion de 5h45, et par vent d'ouest le souffle de l'océan remplaçait la puanteur du périphérique. Côté paysage, ce n'était pas si différent : lotissement contre lotissement, mais au moins l'âge des habitants garantissait le calme, et puis la mer était à portée de pied, juste après les machines à sous du casino. Pourquoi n'en était-il pas plus satisfait ? Encore un pourquoi ! Je n'ai pas la réponse, je ne sais pas tout de lui, j'essaie simplement de le raconter. Peut-être que cela venait trop tard ? Un arbre qui a grandi dans une serre, on ne peut pas l'exposer tout de go en plein air. Un homme qui a poussé toute sa vie en ville, c'est pareil. Si on le transplante, il ne peut pas s'acclimater. Alors, on fait comme pour l'arbre, on le protège, on apporte sa terre avec lui. Il avait un pavillon, on lui bâtit un pavillon. Il allait au supermarché, on lui construit une supérette. Pour pas qu'il se sente déraciné. Mais l'homme, lui aussi, il peut dépérir malgré toutes ces précautions. Parce qu'il y a un désaccord subtil entre ses racines et l'alentour, entre ce qui était et qui est toujours – la lumière, le climat, la vie intime de la nature là où il vit – et ce qui l'a rendu tel qu'il est.
J'ai dit tout à l'heure que ses nuits avaient été agitées. Il se réveillait à demi avec des relents de mauvais rêve dans la tête, une aigreur de vomissure qui empoisonnait ses pensées. Puis il se rendormait, mais son rêve reprenait, ou se transformait. Rien de précis, pas de ces cauchemars dont l'intensité même vous éjecte du sommeil et vous abandonne pantelant, apeuré mais conscient. Non, un songe sinueux et obstiné qui se glissait de somme en somme, de nuit en nuit, comme une ronce qui marcotte son chemin. Mais le message n'arrivait pas à son mental. Juste une impression confuse de culpabilité et de danger, qui le laissait impuissant jusqu'à ce qu'il se rendorme. Avait-il commis une faute qui le mettait en péril ? Laquelle ? Quand ? Aucune image ne se formait en lui. Le signal était trop faible, ou bien ses antennes étaient elles atrophiées par sa vie de citadin.
Il en causa à ses voisins, retraités comme lui et comme lui récemment installés. Leur seul problème de réception était celui de leurs téléviseurs ; et d'ailleurs, puisqu'on en parlait, c'était pour eux lié au fait que le lotissement était dans une cuvette qu'il partageait avec l'embouchure du fleuve, dominé par le remblai d'un côté et les dunes de l'autre. Il dut s'expliquer sur les termes qu'il avait utilisés, pour comprendre finalement qu'eux ne rêvaient pas plus que d'ordinaire. S'il avait échangé avec des anciens, ceux-ci lui auraient appris que la terre sous ses pieds n'était pas de la terre. En tout cas pas de la terre pour faire des maisons dessus. Juste de la terre à vaches et encore pas toute l'année. Mais les retraités vivaient leur vie, ils ne parlaient pas aux paysans, et la terre, elle avait été vendue par quelqu'un, rachetée par un autre, déclarée constructible par un troisième, lotie par un quatrième et bâtie par l'entrepreneur qu'ils avaient presque tous choisi. Un gars du coin, bien arrangeant. C'était plus simple et plus rapide, il connaissait tout le monde, obtenait les permis plus vite, et aussi des dérogations si nécessaire. Alors, la faute, elle était devenue collective, elle s'était diluée, elle ne pesait plus vraiment sur les épaules des compères. C'était comme s'ils l'avaient remise à la terre.
Mais la terre, elle n'en pouvait plus de recevoir et d'absorber toutes ces indignités, tous ces outrages. Elle n'arrivait plus à digérer les mauvais traitements que les hommes lui infligeaient. Peut-être, au fond de sa mémoire, flottait-il des souvenirs lointains. Du temps où on la craignait, on la respectait, où on la vénérait, on la priait de se montrer clémente et généreuse. On lui passait tout, à l'époque. Si elle était féconde, les hommes la remerciaient, la fêtaient. Si elle ne l'était pas ou si elle se mettait en colère, ils prenaient la faute sur eux, ils venaient s'excuser, l'implorer, lui offrir des sacrifices, des libations, des cérémonies expiatoires.
Et puis, de siècle en siècle, le respect qu'on lui devait s'était évaporé comme une brume matinale. On l'avait désacralisée, chosifiée, malmenée. Aujourd'hui on la charcutait avec des outils et des machines qui lui fouaillaient les entrailles au lieu de lui gratter gentiment le dos. On l'arrosait de produits qui lui craquelaient la peau. Et si ses courbes ne convenaient pas aux hommes, ils l'opéraient à vif, comblant ses vallées ici, perforant ses montagnes là, lui greffant des reliefs artificiels ailleurs. Alors, quand c'en était trop, la terre s'ébrouait, se secouait comme une bête qui tente de se débarrasser de sa vermine.
Ces trois derniers jours, elle avait exprimé sa colère, silencieusement, mais de tout son être. Sans résultat. La connexion n'existait plus, les âmes ne captaient plus ses ondes, ou si mal. Puis, la quatrième nuit, la tempête s'abattit sur la côte et la mer envahit le lotissement. Il y eut de nombreux morts. Celui dont je parle n'en fit pas partie. L'angoisse qui ne le quittait plus s'était transformée en panique avec l'arrivée de la tempête, l'empêchant de fermer l'œil. Il sentit, plutôt qu'il ne la vit, s'avancer la vague lente et noire ; il put se hisser sur le toit de sa maison et y attendre les secours.
Dix-huit mois plus tard, il s'installa en ville, au sixième étage d'un immeuble récent. De là, par temps clair, il pouvait suivre l'approche des avions jusqu'à leur alignement final sur l'axe de la piste. C'était un spectacle dont il ne se lassait pas, dont je ne me lasse toujours pas…
Photo : NASA, Public domain, via Wikimedia Commons
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