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Cinq points



Lundi soir

Il est 23 heures. Je suis prêt pour demain matin. J'y vais en bus et tramway. Et dans trois jours, retour au boulot !


Mardi matin

Il y a eu des annulations, du coup on est dix. Surtout des vieux, des quadras ou plus, pas beaucoup de nanas. Je suis le sixième à me présenter : je me lève. On a le choix, mais ça donnera plus de prestation à ma prestance. Ne pas en faire trop, il faudrait pas qu'ils me prennent en grippe, vu mon intelligence, ça peut agacer. J'ai bien vu leur réaction quand Claudie, la prof d'université, nous a pris de haut.

— Bonjour à tous et aussi à toutes (ça, c'est malin, ça montre le respect pour les meufs). Je m'appelle Jordan, j'ai 32 ans, je travaille à l'hôpital, donc à l'instar je me préoccupe du bien-être et c'est pas mon genre d'être ici. En fait, le feu est passé directement du vert au rouge et le radar m'a vilipendé de 135 euros, sans compter les points.

Laura, c'est la psy, intervient.

— Jordan, vous avez combien de points, actuellement ?

— C’est-à-dire, j'aurais huit points sans les quatre du feu orange et les trois du portable soi-disant au volant alors que j'ai juste oublié de l'éteindre ; mais pour la police il me reste un point, plus les quatre du stage dans deux jours. Donc cinq !

Laura me fait un petit sourire. Elle a gentiment essayé de me piéger, mais elle a compris que j'avais du répondu. À son tour, Hervé me demande ce que j'attends du stage. La même chose que tout le monde, tiens ! Récupérer mes points ! Mais j'ai bien pigé que ça mettait en porte à faute, comme on dit.

— D'abord réfléchir à ma conduite et me remettre en question, à l'instar de mes prédécesseurs. Et puis aussi profiter des quatre points pour repartir d'un bon pneu !

Une vanne, c'est toujours utile pour détendre l'atmosphère, et montrer qu'on est cool. Hervé grimace, il doit pas avoir le sens de l'humour. Heureusement, Gérard s'esclaffe bruyamment, ça fait plaisir, même si c'est pas le plus affiné du groupe.

Je me rassieds. Je m'en suis bien tiré. Je n'ai plus qu'à faire le mort jusqu'à la fin. Mardi, mercredi… Jeudi, je reprends le volant, sans baliser pour mon permis. Deux jours de RTT sacrifiés et 220 balles de formation, c'est vraiment nase !


Mardi soir


La journée s'était plutôt bien passée. Laura et Hervé attentifs et bienveillants (c'est de la psychologie dynamique positive de groupe, je connais). Pas moralisateurs non plus. Et pourtant, il y aurait de quoi. Il y a quelques personnes qui sont des dangers publics, ça fait froid dans le dos. À l'instar de l'ambulancier, j'ai oublié son nom, ou de Gérard, qui doit pas sucer que des glaçons. Mais bon, c'était cool, et on n'a pas eu à bosser le matin, seulement à écouter. Les stats, les accidents, les règles de permis. Au repas – sans alcool, c'est pas moi que ça gène, mais les vieux faisaient un peu la gueule – l'ambulancier me listait tout le programme. Lui, il sait tout ça par cœur, il se tape un stage par an, au demeuré il pourrait être formateur !

L'après-midi, ils nous ont fait discuter sur des accidents réels. C'est flûté, ça évite de s'endormir sur la digestion. Au début, on est tous pareils, on dit pas ce qu'on pense vraiment. Et peu à peu, on se livre…

Et puis ils ont passé la vidéo avec le scooter, et Slimane s'est buté, il était le seul à dire que l'utilitaire était en tort. Norbert a pété un câble, il s'est levé pour dire que les deux-roues, les trottinettes et les autres saloperies l'emmerdaient toute la journée. C'était Amazon contre Uber Eats. Dans la vraie vie, c'est la camionnette qui explose le deux-roues. Là, Norbert a essayé de savater Slimane, mais l'autre avait attrapé son casque et il lui a mis un coup sur la tronche. Ça a fait un drôle de bruit. Ils se sont tournés vers moi parce que Norbert avait le nez en sang. Je leur ai expliqué qu'à l'hôpital, j'étais dans l'administratif, et c'est pas faux, je bosse aussi dans les bureaux, même que c'est pas toujours les plus propres, nous on a juste à la fermer et à nettoyer. Heureusement Nadine est intervenue avec sa trousse de secours. Elle est infirmière libérale et en ce moment elle se déplace en vélo électrique, à l'instar qu'elle n'a plus qu'un point.

Pendant ce temps, les formateurs discutaient avec Slimane qui gueulait que c'était du racisme, puis il est sorti en claquant la porte. Après ç'a été le tour de Norbert, ils l'ont viré manu dans la mano. Puis ils nous ont tous réunis pour nous dire que ce genre de comportement c'était l'accident aux gênes, et que pédagogiquement ça valait tous les films. Et ils ont rajouté que c'était eux qui décidaient de signer les attestations ou non, avec écoute et bienveillance, point final ! Et comme il était déjà 16 heures, ils nous ont laissé partir nous calmer mais attention il fallait être présent demain à 9 heures pétantes, sinon pas d'attestation.

Du coup je suis rentré plus tôt, mais j'ai pas appelé Virginie. Je voulais pas risquer la soirée qui dérape, et le matin la panne de paupières et fini l'attestation. J'ai maté l'inStar Academy et je me suis contenté d'un seul joint.


Mercredi


J'arrive à 8h50, et je suis presque le dernier des huit. L'ambiance est tendue, à l'instar d'Hervé et Laura qui n'ont pas l'air d'avoir bouffé du clown au petit-déj. La voix de Laura nous demande si on veut revenir sur les événements de la veille, et son regard nous dit que non. Du coup personne ne répond et Hervé nous écrit au pépèreborde le programme de la journée : les limites des véhicules, le comportement du conducteur, l'effet de l'alcool et des drogues. Et pour finir, bilan de la formation et tour de table. Il parle pas des attestations et on n'ose pas lui poser la question.

Ça démarre super calme. Y a des tableaux Excel et des power-pointes dans tous les sens. On fait semblant de comprendre, sauf Claudie qui pose des questions et nous fait perdre notre temps. Une pause-café et à la reprise, Laura a disparu. On attend un peu, Hervé part à sa recherche et réapparaît en nous disant qu'elle nous rejoindra plus tard. Comme on va causer technique, pas besoin de psy.

Je pensais que Hervé s'y connaissait sur le sujet mais en fait c'est la cata : le mec nous explique que les ABS et les correcteurs de trajectoire c'est pas top, et que plus la voiture est équipée plus les gens ont d'accidents. Contestation générale, et finalement que Gérard lui cloue le bec en lui expliquant comment il évité un crash grâce au freinage d'urgence, un soir qu'il était bourré. Et là, mon Hervé se lève, dit qu'on va passer aux drogues et disparaît.

Coup de bol, Laura est de retour. Elle a le visage chiffonné comme si elle avait chialé toute la matinée et un filet de voix – un filet mignon, quand même. Sur l'alcool, on est tous d'accord avec elle, sauf Gérard qui dit que c'est une question d'habitude ; et Julien, qu'on n'avait pas entendu, se met à crier qu'emmerder les gens à la sortie de son resto, c'est juste du racket et qu'avec les marges qui baissent, si les clients ne commandent plus de vin, y'a plus qu'à fermer boutique et qui paiera les fonctionnaires, il ajoute en regardant Claudie ?

Laura insiste pas. Hier, je crois qu'elle aurait pas lâché le morceau mais aujourd'hui je la trouve relax. On arrive au cannabis. Je lui fais remarquer qu'on dit shit et elle me répond sèchement : "c'est pas le sujet !" Pas si relax que ça, en réalité. On la laisse dérouler et on échange quelques regards entre nous parce que là aussi c'est du grand n'importe quoi. À croire qu'elle n'a jamais fumé. Ça lui ferait du bien d'ailleurs, pour avoir la banane.

Avec tout ça, on a bouclé la matinée. On repart au resto. Laure et Hervé se sont isolés au fond de la salle et ils ont une discussion animée. Nous, on profite pour se faire un peu plaisir. Gérard prend une bouteille de rouge, moi une bière à l'instar.

Au retour, on est dans un mood sympa, sauf les formateurs qui semblent crevés. Avant le tour de table, ils nous expliquent que pour l'attestation, pas besoin de contrôle des connaissances et qu'il faut uniquement la présence et la ponctuation. On est tous super contents. Tout le monde se lève et applaudit, et puis on aborde le bilan. Olivier commence, il remercie Laura et Hervé, juste les stats ont pas changé depuis l'an dernier et les vidéos en anglais avec les voitures qui roulent à gauche, c'est moyen de chez moyen. Gérard passe son tour, il est pas en état de parler. Moi je fais bref, pas la peine de s'attarder, et je remercie Laura et Hervé qui ont un sourire mécanique chaque fois qu'on les cite. Les autres causent à l'instar jusqu'à Claudie, la dernière.

Et là, surprise ; elle prend son carnet de notes en disant "j'ai tenté de faire une synthèse de mon ressenti et de resituer mes réflexions dans un cadre plus général." Et elle démarre un délire sur la pédagogie et le temps effectif d'apprentissage, l'évolution des automobiles, les politiques européennes, et plein de trucs que j'oublie ; on dirait une thèse, mais pas une taiseuse ! Et tous, on regarde nos montres, parce qu'il est déjà 16 heures passées et les bouchons, ça va pas tarder.

Pendant ce temps, Hervé commence à signer les attestations et les passe aux stagiaires. Chacun les prend, se lève et s'en va, avec un juste signe de la main, pour pas déranger Claudie qui continue son speech. Finalement, ce stage nous aura au moins appris le respect, à l'instar des formateurs. Je lis mon papier, et le vois que mes points me sont rendus ce soir à minuit. Bingo ! On va pouvoir organiser une teuf chez Virginie. Moi, je reste à l'appart jusqu'à minuit, avec deux trois joints pour me mettre dans l'ambiance, et je ne pars qu'après, avec mes cinq points.

On n'est jamais trop prudent !

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