La fin de la route. Matthieu y pensait souvent. De plus en plus depuis la mort de sa femme, qui l'avait laissé comme anesthésié, mais obstinément vivant. Les années avaient passé, l'engourdissement était devenu une part de lui-même, il s'était adapté. Un peu comme un arbre en hiver. La sève circulait toujours, au ralenti. Elle suffisait à pourvoir aux besoins courants. Le reste se réduisait à la lecture et à quelques sorties ; quant aux amis, leur nombre diminuait avec le temps, comme son envie de les voir.
Et puis il y avait son bateau, un 7,60 m des années 90. Il l'avait acheté d'occasion une fois à la retraite, pour une bouchée de brioche, vendéenne comme la ville portuaire où il était amarré. Avec quelques cours de rattrapage, Matthieu avait retrouvé les sensations de sa jeunesse, l'ambiance des Glénans en moins. Depuis dix ans, l'été venu, il sortait le Misanthrope et se coupait totalement du monde. Chaque fois un peu plus loin, pour plus longtemps, et avec plus de mal à remettre les pieds sur terre. Jusqu'à l'hiver 2026.
Des traces de sang dans les urines ; ça ne l'avait pas trop effrayé, jusqu'à la réaction de son généraliste. La suite s'était séquencée, d'examens en prélèvements, avec la précision inexorable de la médecine moderne ; et la scène finale du spécialiste doucereux et compatissant, qui prend le temps nécessaire pour vous faire descendre marche après marche l'escalier qui figure votre espérance de vie. L'oncologue lui avait finalement concédé une année de sursis, avant que les choses ne se gâtent vraiment. Une dernière année. Pour faire quoi ?
Il avait tout de suite pensé au bateau ; fuir, partir très loin, quitter tout ce qui l'entourait avant de quitter ce monde. Il n'avait navigué que sur la Méditerranée et l'Atlantique, mais après tout, il avait participé en 2024 à la régate virtuelle du Vendée-Globe : trois mois à scruter la météo, à prendre des décisions, à régler l'allure du bateau et à affronter les caprices de la mer. Et il avait bouclé son tour du monde. D'ailleurs, quel était le risque ? Mourir en mer, un peu plus tôt et plus dignement que ce que lui promettait la médecine ? L'idée d'un dernier voyage, d'un voyage sans retour, faisait son chemin. Elle devint une idée fixe.
Le plus surprenant dans l'histoire de la Station Spatiale Internationale – l'ISS, c'était que la coopération ait pu se poursuivre si longtemps : les accords bilatéraux avaient volé en éclats depuis l'invasion de l'Ukraine, l'espace lui-même se militarisait, et la station était restée jusque-là un havre de paix. Sept astronautes russes, américains, européens ou autres, y partageaient des travaux scientifiques et 900 m3 habitables. Cela ne pouvait pas durer éternellement, mais rien n'indiquait quand et comment cela cesserait.
Matthieu se documenta. Le voyage qu'il envisageait était à la portée de son bateau : 10 000 miles de trajet, deux à trois mois de navigation à prévoir, suivant la météo et le talent du navigateur. Les revues spécialisées prodiguaient tous les conseils utiles. Mi-mai 2027, le Misanthrope appareillait, direction le Pacifique, via le cap Horn. Matthieu voulait atteindre sa destination avant les tempêtes d'automne : un point situé à 48° 52' 32'' Sud et 123° 23' 33'' Ouest. L'endroit situé le plus loin de toute terre, de toute île, de toute présence humaine. Où il serait, le temps qui lui plairait, l'homme le plus seul au monde. Après ? Il n'y aurait pas d'après !
Il fallait aux Occidentaux une bonne dose de naïveté, ou de paresse intellectuelle, pour ne pas imaginer que la Russie allait faire de cette situation une occasion de plus pour les affaiblir. Lors d'un vol de relève, mi-juin, une fusée Soyouz ramena sur terre trois astronautes, deux Russes et un Américain. Mais, à l'atterrissage à Svobodny, le major Mansfield fut arrêté devant les caméras de télévision, accusé d'espionnage et immédiatement emprisonné.
Le retentissement de l'affaire fut énorme, et les réactions indignées des Occidentaux se heurtèrent au fait accompli. Une fois la fumée dissipée, on comprit que le Kremlin avait atteint à travers cet acte de piraterie un triple objectif : mettre fin à un programme que l'effort de guerre ne lui permettait plus d'assumer techniquement et financièrement ; se procurer un otage d'une valeur inestimable ; et enfin, humilier les USA, réduits à la défensive et conduits à abandonner l'ISS.
Après deux mois et demi de navigation sans histoire, ignorant tout des événements, Matthieu avait doublé le cap Horn le 31 juillet. Le Misanthrope s'éloignait maintenant de toute terre habitée, justifiant pleinement son nom. Désormais, les humains les plus proches étaient les occupants de la Station Spatiale, que Matthieu voyait passer toutes les 90 minutes, 400 kilomètres au-dessus de lui, les nuits sans lune.
La suite était inéluctable : le Japon mit à disposition son vaisseau cargo HTV, et rapatria en urgence les deux derniers occidentaux. La Russie prit acte du départ des USA, coupables d'avoir violé la neutralité de l'ISS et maintenant responsables de l'arrêt du programme. Les deux Russes à bord de l'ISS démarrèrent, en coordination avec les agences spatiales, le processus de désorbitation. Le 2 août, le module Zarya, le premier mis en service, se sépara de l'ISS et ramena sur terre les deux Robinson. Pour la première fois depuis juillet 2000, l'ISS était vide de tout occupant.
Déjà à plus de 1 000 kilomètres du Chili, Matthieu remontait vers son objectif, évitant les eaux froides de l'océan austral. La fin du voyage approchait, mais il s'interdisait de penser à autre chose qu'à sa route et à la précision de sa position ultime – la seconde d'arc, les trente mètres qui feraient ou non la réussite dérisoire de son voyage.
Le module Zelda, ancien cœur de la station, avait durant 27 ans régulièrement rehaussé l'orbite de l'ISS grâce à ses moteurs fusées. Le 7 août, il enclencha la désorbitation de la station. Par micro poussées, il affinait en temps réel la trajectoire de rentrée. La cible était celle adoptée par les conventions internationales, et qui avait déjà reçu les débris de la station MIR et bien d'autres objets spatiaux : l'endroit de la planète le plus éloigné de toute terre émergée, le point Nemo, au cœur du Pacifique.
Le GPS était formel. Le Misanthrope avait atteint son objectif. Il était équidistant des îles Ducie et Moto Nui, au nord, et de l'île Maher, plein sud, dont précisément 2 688, 221 kilomètres le séparait. L'instant était magique. Matthieu leva les yeux, tentant de repérer la Croix du Sud dans un fouillis d'étoiles inconnues. Peine perdue. Mais plus au nord, une lumière intense attira son attention. Une boule de feu fonçait vers lui. Sa couleur passa en quelques secondes du blanc au rouge vif, tandis qu'un sifflement enflait en un grondement assourdissant. La boule explosa en un nuage de corps incandescents, comme un feu d'artifice d'une puissance et d'une beauté inouïes. Il n'eut pas le temps d'avoir peur.
Photo : nasa.gov
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