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Deux ans !


Le bois. La nuit tombe. La voiture passe lentement sous les arbres, entre dans le lotissement. Après deux ans d'oubli impossible, il a choisi le retour. Son regard accroche la fenêtre éclairée. La chance est avec lui ! Il roule un peu, dépasse la maison, longe la haie, se gare bien plus loin. Moteur arrêté, il ouvre la portière, écoute. Vers l'ouest, la rumeur de la ville. Autour de lui, le silence. L'îlot est déjà engourdi, familles devant la télé ou bien chacun sur son écran. Cinq minutes, peut-être dix, il hésite encore. Puis il sort. Lui, c'est moi.


Parfois, je prends peur. Cette sensation de dédoublement, d'être à la fois celui qui souffre à en crever et le spectateur ; celui qui regarde l'autre se débattre et s'agiter, comme un crabe dans sa nasse. En général, ça ne dure pas, mais c'est de plus en plus fréquent. Mon médecin me conseille de consulter un psy. Et puis quoi ! Non, il faut que je règle ça moi-même. Ça a trop duré.

Il ouvre le coffre, sort le jerrycan. Pas trop lourd à trimbaler, et il n'a que cents mètres à faire. Cinq litres, c'est largement suffisant. Il en avait rempli deux il y a plus d'un an, au moment de la grève. Tout le monde avait stocké du carburant, il en a fait autant… juste au cas où, sans idée derrière la tête, à l'époque. N'empêche que personne ne pourra remonter à lui, c'est toujours ça.

Pourquoi m'a-t-elle plaqué ? Si au moins elle avait eu une explication ? Mais non ! Rien, juste des "Je suis comme ça, au bout d’un moment, ça s’arrête. Je t'avais prévenu". Alors que c'est elle qui m'a attiré dans sa toile, jour après jour. Des sourires plus appuyés que nécessaire pour un collègue, la bise du matin qui frôlait la commissure des lèvres. J'ai mis du temps à réaliser. Elle était trop belle pour être accessible. Je contrôlais mes émotions et mes gestes, comme les autres mâles de l'équipe. On ne peut plus risquer ce genre de dérapage au travail, tout le monde se tient à carreau.

Il est arrivé au portail. Il n'est même pas verrouillé. Peur de rien, c'est bien elle, pense-t-il. Il a suffisamment ruminé depuis des mois, pesé le pour et le contre dans ses moments de lucidité, déliré le reste du temps, pour ne plus se poser de questions. Il entre, le bidon à la main.

Alors j'ai commencé à la regarder autrement, comme je n'avais pas osé le faire jusque-là. Comme une femme désirable et qui, de son côté… Ils me font rire, les commentaires politiquement corrects et les exposés rationalisant sur le consentement. Comme si l'amour et le sexe s'embarrassaient de convenances. Comme si cela ne se réduisait pas à des pulsions que nous canalisons tant bien que mal, à des afflux d'hormones qui submergent nos digues intérieures !

Je n'ai rien forcé, même si c'est moi qui ai fait le premier geste. Elle l'attendait, elle me l'a avoué par la suite. Et aussi qu'elle commençait à se poser des questions devant mon manque de réaction. Après, quatre mois de temps suspendu, à penser au moment où nous nous retrouverions le soir venu, et aussi à essayer de cacher notre complicité aux autres. Puis sa semaine de vacances planifiée de longue date avec des copines ; et à son retour, la douche froide. Comment peut-on cesser d'aimer comme ça ? J'ai disjoncté. Plus possible de travailler dans le même service, j'ai obtenu ma mutation, mis 300 kilomètres entre nous. Mais sans pouvoir chasser son souvenir. J'ai tenu deux ans. Elle était toujours là, à me ronger de l'intérieur. J'ai compris que c'était elle ou moi.

Il est dans l'allée, mais il s'est arrêté, il a posé le jerrycan ; besoin de rassembler son énergie, de se donner le courage d'aller au bout. Il agite les bras, je l'entends parler tout seul.

Quand j'étais enfant, maman achetait parfois Le Nouveau Détective. Elle le cachait plus ou moins – mon père n'aimait pas le voir traîner, il parlait de magazine de chiottes. Bien sûr, je lisais ça en cachette. C'étaient fascinant, des histoires incroyables, peut-être inventées, mais je ne crois pas, les faits divers dépassent tout ce qu'on peut imaginer. Aujourd'hui, il m'arrive encore de regarder les titres à l'affiche : "Une psychopathe sur Tik-Tok","Poignardée à mort par un macho", "Le meurtre au bout de la jalousie"… Mais le regard de la société n'est plus celui-là. Demain, on titrera sans doute "Encore un féminicide, hier soir !"

Ça y est, il est à la porte. Il sonne. Un moment, un bruit, un "qui c'est ?" plus curieux qu'inquiet. Il répond "c'est moi !" Pas de question, elle ouvre. La surprise, d'abord, et un sourire qui nous transperce, lui et moi, comme avant ; puis elle se rembrunit. Ce qu'elle lit sur son visage l'inquiète, son regard le scrute, il descend, elle découvre le bidon ouvert, perçoit les vapeurs d'essence. Elle écarquille les yeux, porte la main à sa bouche qui va hurler.

Un souffle glacé déferle sur ma nuque, mon dos. Le sent-il aussi ? Un ricanement dans le lointain, les portes de l’enfer s'ouvrent pour nous engloutir. Je ne peux pas le laisser faire ça !

J'ai pris le bidon, mon bras se lève pour l'asperger, mais il ne m'obéit plus. L'essence se répand sur moi. Son cri vrille mes oreilles. Peur, compassion, horreur, peut-être un reste d'amour ? Lui et moi ne le saurons jamais. Malgré moi, ma main gauche actionne le briquet, les flammes jaillissent et m'enveloppent.

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