La bataille s'achevait, les survivants fuyaient en désordre. À travers les fentes du heaume, il vit un homme surgir et tenter de lever son arbalète, mais l'estoc le traversa avant qu'il ait pu terminer son geste. À nouveau, il y eut un bruit terrible, une secousse qui ébranla le sol et faillit le faire chuter. Quand il put maîtriser sa monture, il releva son masque et regarda derrière lui. Le corps de l'ennemi avait disparu. Il était seul.
Il était fatigué, il avait faim, il avait soif et beaucoup de questions. Combien restaient-ils ? Piétaille, archers, combien de ses compagnons d'armes avaient survécu ? Une dizaine tout au plus. Quant à lui, il était le dernier chevalier. Peut-être demeurait-il quelque part un abri, une bastille ou une simple tour encore intacte, mais où ? Où était le roi ? Où étaient les autres ? La mêlée, la fuite dans la confusion les avaient dispersés, sur cette lande lugubre que le brouillard recouvrait maintenant. Il n'y voyait pas à vingt pieds, et les sabots du destrier disparaissaient, avalés par la brume qui s'exhalait de la terre en une haleine sournoise. Mais le pire était le silence.
Le silence était vivant : intermittent, irrégulier, parcouru de spasmes ; à des craquements soudains, des frôlements furtifs évoquant des présences invisibles et hostiles succédait une longue période dépourvue de tout bruit, comme si le temps lui-même s'était figé. Puis les murmures renaissaient, ou au contraire des grondements célestes semblables à des voix de géants irrités. Ce lieu était hanté, il en était certain ; seuls de puissants maléfices pouvaient expliquer ces phénomènes, et son absence de souvenirs : hormis la bataille, sa mémoire était comme absente. La cause de cette guerre, son origine ? Il l'ignorait. Même son propre nom lui échappait ! Il ne savait qu'une chose : il devait retrouver le roi et les combattants encore en vie, et fuir ou mourir avec eux.
Un hurlement jaillit au loin, suivi d'un choc énorme qui fit trembler la terre sous lui. Il se signa. C'était un cri d'agonie, à n'en pas douter. Fallait-il se porter dans cette direction, prêter main-forte aux siens ? Mais sans doute était-il trop tard : le silence était retombé, et avec lui l'angoisse revenait. Il avait mis son cheval au pas, attentif aux obstacles, évitant tout bruit qui trahirait sa présence. Il lui semblait qu'il était déjà passé ici, mais comment se repérer dans ce brouillard ? Allait-il chevaucher éternellement comme le chevalier errant sur cette terre maudite ?
Un son insolite le sortit de ses interrogations ; c'était comme un grincement continu, et il entendait aussi des voix qui se rapprochaient peu à peu. Amis ou ennemis ? Il avança prudemment, mais une trouée dans la brume dévoila soudain la scène. Une tour d'assaut en bois, haute comme trois ou quatre hommes, progressait lentement vers lui. Encore un prodige ! Il voyait bien les roues, mais nul attelage qui aurait pu expliquer son mouvement. La stupeur le paralysa un instant de trop : des clameurs s'élevèrent, puis une volée de flèches s'abattit sur lui. Il était déjà mort quand la tour le percuta. Sa monture et lui disparurent aussitôt dans les airs.
***
Maxime Lagarde poussa la pièce de deux cases et, dans le même mouvement rendu fluide par des milliers de parties, il cueillit le cavalier et en frappa sèchement la pendule de tournoi, faisant trembler tout l'échiquier.
Dans la salle de presse, le présentateur cliqua sur la souris. L'écran géant reproduisit le coup, tandis qu'il annonçait :
— Tour prend Cavalier en fuite !
Malgré la tension présente et la concentration des observateurs, quelques rires fusèrent dans la pièce. L'animateur hésita, puis réalisa son lapsus.
Il sourit et tapota le micro.
— Excusez-moi, articula-t-il : je voulais dire : Tour noire prend Cavalier blanc en F8 !
Image : Wikimedia Commons
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