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En mai, fais ce qu'il te plaît

Co-écrit avec Danièle L.



Le couple de petits vieux avançait doucement ; elle, lentement, au rythme de l’homme voûté à la démarche hésitante, instable sur ses jambes tremblantes. Il s’appuyait sur son fauteuil roulant électrique, se soutenant comme il pouvait.

Ils longeaient le chenal comme tous les jours depuis maintenant près de deux mois, ne croisant à distance respectable, emmitouflés jusqu’aux oreilles, et détournant la tête, que quelques promeneurs solitaires ou accompagnés de chiens turbulents !

Ils marchaient ainsi jusqu’au départ de la passerelle Mandela ; la femme s’engageait seule, d’un bon pas, pour un aller-retour jusqu’au phare tandis que l’homme à bout de souffle après l’effort accompli, s’asseyait dans son fauteuil et l’attendait.

Il n’était alors pas rare que des piétons enturbannés dûment munis de leurs attestations de sortie lui déposent quelques pièces de monnaie, s’apitoyant sur son sort ! Le couple s’en était bien amusé au début et puis c’était devenu un jeu, un rite, presque une drogue…

Ils rentraient ensuite, lui maintenant assis dans son engin, qu’il pilotait avec maestria… il accumulait son "magot" dans la poche dorsale du fauteuil ; ce serait pour le pot de sortie du confinement !

Là, habituellement, en face de l’embarcadère du passeur, on s’arrêtait et composait le numéro de l’ami d’outre rive, pour prendre des nouvelles en live-vidéo !

L'autre apparaissait à la grande fenêtre axiale de la superbe maison de style Louis XIII, briques et pierres de taille, s’ouvrant sur la mer depuis la rue Sur les murs ; il donnait quelques nouvelles du centre-ville où le marché continuait à fonctionner avec beaucoup de précautions… un monde devenu inaccessible pour les exilés du quartier sud…

Puis on rentrait, l’heure de sortie autorisée étant écoulée.

Heureusement, sur la ville morte, le soleil resplendissait sans cesse depuis presque trois mois, chose exceptionnelle sur ce rivage atlantique !

Ce jour-là, le rituel changea !

D’abord, cette fois-ci, c’était le matin… et il ne faisait pas si beau : ciel gris, nuages bas et mer étale couleur bitume, pas de vent. Mais bon ! Il fallait poster cette missive, et la poste ne fonctionnait que trois jours par semaine.

Ils traversèrent la place de la Médiathèque, déserte, espace agréable devant cet élégant bâtiment qu’il avait construit, vingt ans auparavant, et qu’il avait toujours plaisir à voir. Se dirigeant cahin-caha, le couple approcha de la boîte à lettres…

Un bruit insolite les surprit. Était-ce bien le coiffeur qui ouvrait son salon ? Tout à coup un vrombissement les fit tressaillir : un moteur de voiture. Comment cela ? L’épicier levait son rideau ; et cette odeur de pain chaud… Le bistrot avait, lui aussi, déployé sa terrasse : que se passait-il ? Mais oui, c'était la fin du confinement !

Impossible de résister à l‘envie refrénée depuis 57 jours de s’asseoir à une table et de déguster un croissant en buvant un café, face à la mer, même sans soleil !

Ils prirent place, l’homme abandonnant alors son fauteuil pour le siège moelleux du bistrot. Quel bonheur, la vie revenait ! C’était donc un mauvais rêve ? Le temps de savourer ce petit déjeuner inoubliable, de lire le Sud-Ouest du jour, et le soleil apparut ! De plus en plus d’habitués s’installaient, soupirant d’aise… Il fallait cependant penser à rentrer, l’horaire reprenait ses droits.

C’est alors qu’ils s’aperçurent que le fauteuil avait disparu…


*****


Combien de temps s'était écoulé ? Cinq minutes, dix tout au plus. Il ne pouvait pas être bien loin ! La femme se leva, balaya l'espace du regard. À première vue, rien. Pourtant, là-bas, après l'aquarium, un gyrophare attira son regard. Un fourgon de police, en travers du quai, trop loin pour qu'on en distingue plus. Puis le véhicule démarra et vint dans leur direction, dépassant le café avant de se garer. Une voiture de police suivait. Son conducteur descendit, ouvrit la porte arrière du fourgon. Le couple distingua trois ou quatre silhouettes assises, et, à leur grande surprise, un fauteuil roulant.

L'homme qui avait ouvert s'approcha d'un pas rapide. Démarche décidée, taille moyenne, jeans et chemise, un brassard "police" sur le bras, masque chirurgical. Entre trente et quarante, sans doute.

— Monsieur et Madame Jean-Pierre Lohan ? C'était plus une affirmation qu'une question.

— Oui, répondit l'homme, un peu interloqué. Vous nous connaissez ?

— Lieutenant de police Patrick Delaunay". On devinait un sourire sous le masque. "C'est une petite ville, vous savez. Et puis je fréquente assidûment la médiathèque. Votre œuvre."

Pendant qu'il parlait, deux policiers en uniforme avaient sorti le fauteuil roulant et l'avaient approché. Delaunay reprit.

— J'ai le plaisir de vous rendre votre fauteuil. Vous voyez, cela n'a pas été très long.

— Mais comment… commença la femme.

— Comment nous avons fait ? Nous étions sur la piste de cette paire de malfrats depuis quelque temps. Il nous manquait un flagrant délit. Vous nous avez servi d'appât, en quelque sorte !

— Voler des fauteuils à des infirmes, c'est infâme, dit celui qu'on avait appelé Jean-Pierre.

— Vous avez raison. Vous savez, notre métier nous fait voir le meilleur et le pire de l'humanité. Confinement ou pas.

Il fixa l'homme, qui tentait de se réinstaller dans son fauteuil avec l'aide de son épouse.

— Si je vous disais qu'en ce moment même, dans votre quartier, un individu se fait passer pour un infirme nécessiteux et profite de la générosité des passants !

La femme blêmit. Le bras de l'homme fut agité d'un tremblement nerveux.

— C'est ignoble !

— N'est-ce pas ? Le policier détourna son regard vers le chenal, comme perdu dans ses penses. Remarquez, nous n'avons pas beaucoup de temps pour traiter ce genre d'affaire, mais si cela continue, il faudra que je mette quelqu'un dessus.

Il regarda à nouveau le couple.

— Mais, j'y pense, je ne vous ai pas tout restitué !

Il fit un signe de la main, et l'un des agents lui remit une poche transparente qu'il posa sur la table du café.

— Il y avait ceci dans la sacoche du fauteuil roulant. 426 euros et 50 centimes. Quelques billets, beaucoup de pièces. Ce n'est pas très prudent de transporter autant d'argent liquide, surtout des personnes vulnérables comme vous !

Au-dessus du masque, son regard bleu acier allait de l'un à l'autre, les transperçant littéralement. Malgré l'animation du lieu, le couple avait l'impression qu'un silence glacial s'était abattu sur la terrasse. La femme fut la première à reprendre ses esprits.

— Oui, c'est une sorte de… jeu, durant nos promenades. Euh, chaque fois que l'un de nous deux prononce le mot "confinement", il met toute la monnaie qu'il a sur lui dans la sacoche du fauteuil… Nous voulions faire, euh, une petite sortie avec ce pécule…

Elle s'interrompit. Delaunay la fixait sans ciller. Sur la table, la poche était comme un aveu.

Elle reprit.

— Mais, à la réflexion… penser à faire la fête en ce moment… alors qu'il y a cette crise, ces morts, cette souffrance…

Le regard du policier s'était adouci. Il semblait attendre.

— Lieutenant, je sais que ce n'est pas une somme énorme, mais que diriez-vous de la remettre de notre part aux œuvres sociales de la police ? Après tout, c'est bien grâce à vous que nous avons récupéré notre fauteuil.

L'autre salua de la tête.

— C'est très généreux de votre part ! C'est vrai que nous payons un lourd tribut au coronavirus. Je vous remercie pour ce geste, au nom de tous mes collègues.

Il ramassa prestement la poche plastique.

— Nous aurons besoin de votre témoignage. Je vous téléphonerai.

Il leva la main en signe d'adieu, regagna sa voiture et démarra. Le fourgon suivit, après un bref coup de sirène.

Le couple se retrouva seul, un peu interloqué. Ils restèrent un moment silencieux, tentant d'assimiler les événements qui s'étaient succédés aussi rapidement.

C'est alors que Jean-Pierre s'interrogea à voix haute.

— Il aurait pas dû nous donner un reçu, pour les œuvres sociales ?

Ils échangèrent un long regard, puis il reprit la parole.

— Allez, dis-moi ce que tu veux prendre. Après tout, ça fait deux mois qu'on attend ce moment !


Photo : Jean-Pierre Bazard — Travail personnel, CC BY-SA 3.0, via Wikepedia Commons

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