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Fashion victim



Un couloir assez large – sans doute un mètre quatre-vingt, trois unités de passage en terme de normes d'évacuation – mais que sa longueur faisait paraître étroit. Puis il y avait cet interminable escalier, au bout. En cas de panique, l'absence de main courante entraînerait forcément des chutes. Mais il ne suffisait pas de compter là-dessus. Salim, la bénédiction d'Allah soit sur lui, lui avait appris à ne pas se fier au hasard.

— Ali, mon frère, regarde mieux cette photo. C'est à toi de transformer tout ça en piège. Ne crois pas que la chance abandonne les mécréants ! Allah te teste en permanence. Ton courage et ta foi ne suffisent pas. Il te demande aussi la patience, la ruse et l'intelligence…

Il avait buté sur le dernier mot, puis il était resté un moment silencieux en l'observant. Enfin, il avait poussé un petit soupir.

— Mais ta dévotion est sincère. Inch'Allah ! Souviens-toi de tout ce que je t'ai enseigné.

Il s'était levé. Il avait enlacé Ali, mais sans trop le serrer, à cause de la ceinture. Et il était parti vers son destin, le laissant seul.

Ali avait déjà une idée, pour l'escalier.


*****


La semaine suivante, il fit des repérages autour du théâtre. Quelques achats aussi : des fumigènes, un coutelas de chasse à lame crantée, un grand sac de balles de golf.

Le jour prévu pour l'attentat, il arriva avant le début du spectacle et prit un moment la file d'attente au milieu de ses futures victimes. Une joie mauvaise l'envahissait en observant ces kouffar qui allaient vivre une soirée de cauchemar. Et que dire des femmes qui le cernaient : fardées, impudiques, provocantes, elles méritaient par avance le châtiment divin. C'en était trop pour lui ! Il fit brutalement demi-tour, surprenant la jeune femme derrière lui. Ils se percutèrent, et il sentit ses seins s'écraser sur son torse. Une décharge électrique le parcourut. Il se dégagea, écarlate. Elle avait également rougi. Ali la dévisagea d'un regard affolé. Comment une infidèle pouvait-elle avoir un visage d'une pureté si troublante ? La haine et la concupiscence s'affrontaient en lui, aussi violentes l'une que l'autre. Il baissa les yeux, aperçut de fines chaussures vermillon, cracha une injure et s'enfuit. Shaytan ! C'était Shaytan, bien sûr, qui essayait de le détourner de sa mission ! Il serra le manche de son couteau de toutes ses forces. Ce soir, il serait au paradis d'Allah, au-delà de toute tentation.


*****


Le hall était plein. On ne pouvait pas dire "bondé", vu la classe de l'assistance : des smokings, des robes de soirée, et d'autres tenues d'aspect plus simple, mais qui toutes transpiraient l'argent.

Encore un peu troublée par sa rencontre violente avec le barbu au regard de fou, Hélène tentait de la jouer décontractée dans cette ambiance exotique pour elle. En jean convenablement lacéré et spencer rouge sur un tee-shirt blanc, elle compensait l'absence de bijou précieux ou de montre de marque par le port d'escarpins Lebottin du même rouge, sur lesquels elle s'efforçait de garder son équilibre. Anne-Sophie lui avait fait faux bond hier, après l'avoir tannée depuis des mois à assister à cette représentation. Et trop tard pour annuler ! Vu le prix des billets et des stilettos, elle n'avait plus qu'à se taper la pièce en solitaire. En maudissant son amie, responsable de ce qui s'annonçait comme un fiasco.

La foule pénétrait dans la salle avec une fluidité sans doute due à l'abondance des huiles et elle se retrouva bientôt assise dans les premiers rangs entre deux couples de septuagénaires, maris tremblotants et épouses emperlousées. Ça promettait. En plus, elle connaissait l’histoire, même si elle avait un doute sur la fin. Rodrigue et Chimène, stop ou encore ? Elle l'avait oublié.

La réponse n’était pas pour ce soir ; alors que Le Cid transperçait résolument un Don Diègue résigné, une fumée blanche sortit de derrière la scène, et l’alarme se déclencha, assourdissante. Les lumières s’éteignirent, remplacées par l’éclairage de secours, à peine visible dans l’atmosphère qui s’épaississait de seconde en seconde. Une mutation instantanée avait frappé la salle. Les spectateurs BCBG s’étaient métamorphosés en bêtes sauvages, criant leur peur. La voisine d’Hélène lui jeta son manteau en fourrure, l’étouffant à moitié tandis qu’elle galopait avec une vitesse surprenante. Hélène essaya de la suivre, mais se tordit la cheville et chuta dans une rangée de fauteuils, pendant que le flot la dépassait. Elle se releva, trottina maladroitement vers l’issue la plus proche, arriva dans un premier couloir au milieu de hystérie générale. L'idée de se débarrasser de ses coûteux escarpins ne lui vint pas à l'esprit. Elle ne réfléchissait plus.


Plus tard, elle déclarerait qu'elle avait eu l'impression "qu'une sorte de force ou d'intelligence collective s'était mise en œuvre, et que tout ce qui avait suivi avait été l'effet de cette prise de contrôle ; ou peut-être même le résultat avait-il été anticipé, et pourquoi pas voulu par cela". Cela, c'était la foule, ce millier de personnes devenu sous l'effet de la panique un être unique aux réactions synergiques, comme ces poulpes dont les triples cœurs et les tentacules tapissés de neurones leur donnent des capacités surhumaines.

Le tentacule auquel appartenait Hélène se rétracta, l'aspirant vers le carrefour des quatre corridors d'évacuation. Elle fut ballottée, emportée comme un pantin, jambes, tête, bras agités, heurtés et parfois retenus prisonniers avant qu'un nouveau choc ne les libère. Progressant comme une boule de flipper, d'obstacle en obstacle, elle parvint au confluent des couloirs, endolorie de haut en bas, mais indemne. Un instant, elle se crut sauvée. Mais le foulpe, pour utiliser le nom que les chercheurs proposent pour ce phénomène encore controversé, le foulpe n'en avait pas fini avec elle. Il avait connecté progressivement ses neurones, localisé dans un de ses membres inférieurs la douleur qu'il éprouvait. Comme toute créature menacée, il allait se défendre à tout prix, et Hélène était ce prix-là.

Dans les cris, le manque de clarté, la confusion, elle percevait une pression croissante. Elle respirait de plus en plus difficilement. Les deux escaliers de secours étaient engorgés, et le nombre de personnes bloquées dans le sas augmentait dangereusement. Alors, comme une épave qui remonte à la surface dans les remous d'un naufrage, elle se sentit poussée vers le haut, et se retrouva pratiquement assise, puis allongée sur une mer de crânes et d'épaules, tentant en vain de se retenir à un vêtement ou une tête. Les convulsions de la foule la faisaient avancer lentement vers les sorties, dans une dérive apparemment aléatoire. En fait, le foulpe avait choisi pour elle l'issue de droite.


Quand elle arriva dans l'escalier son mouvement se transforma en une descente chaotique, toujours aussi lente. Les bruits indistincts faisaient maintenant place à des hurlements qui s'amplifiaient. Elle comprit qu'elle allait vers quelque chose de terrible, et voulut reprendre pied. Mais sous elle, ce n'était plus des têtes, mais les corps enchevêtrés des spectateurs qui étaient tombés les uns sur les autres. Elle se mit à glisser, à une vitesse que la terreur lui faisait paraître vertigineuse. Son hurlement rejoignit ceux qui venaient à sa rencontre.


*****


Ali avait détruit les éclairages de secours, pour accroître la panique et les chutes. Debout au pied des marches, son couteau à la main, il attendait le déclenchement de l'alarme, en s'efforçant de purifier son esprit avant son martyre. Peine perdue. Le visage de l'inconnue s'insinuait à chaque instant dans ses pensées. Qu'il imagine les récompenses qui l'attendaient, et voilà que les houris avaient ses traits, son tee-shirt provocant et même ses chaussures aux talons démesurés. Qu'il porte son attention sur sa mission et il voyait la femme devant elle, yeux clos et lèvres entrouvertes sous son couteau qui lui échappait. De désespoir, il était tombé à genoux, suppliant Allah de lui rendre la paix et d'affermir son bras.

La sirène le fit sursauter. Il se mit debout, reprit son arme et attendit ses victimes. Trente secondes, et le bruit des portes l'alerta, avec les cris et les piétinements. La première vague arriva en haut de l'escalier. Surpris par les balles de golf et l'obscurité, ils chutèrent en hurlant, se culbutant mutuellement. Les plus malchanceux dégringolèrent jusqu'à lui. Il leva son arme, frappa, faisant jaillir le sang et les cris.


Combien de temps, combien coups, combien de mécréants ? Dix, vingt trente ? Il ne comptait pas. Il frappait, frappait encore. Mais le flux s'était presque interrompu ; les corps s'amoncelaient, il était obligé de les escalader. Maintenant à genoux, dégoulinant de sang, il eut soudain la vision d'une forme qui glissait rapidement vers lui, comme surfant sur les gisants. C'était tellement irréel qu'il resta immobile, le couteau à moitié levé, tentant de comprendre.

Il eut un double craquement : dans un bruit sec de bois mort, celui de la cage thoracique d'Ali, fracassée et perforée par le talon effilé de la chaussure d'Hélène ; et, plus discret, celui de la chaussure elle-même dont le talon venait de rendre l'âme.


Les cœurs du foulpe cessèrent instantanément de battre. La créature se désagrégea, et il n'y eut plus qu'une foule ordinaire, dont chaque membre vibrait de sa propre peur, sa douleur, sa colère, ses angoisses ou ses espoirs.

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