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Gadic



À Jean-Noël


Pierric avait les dents du bonheur. Du bonheur, il n'avait d'ailleurs que les dents. Elles saillaient de la mâchoire en galoche, la peau se tendait pour les recouvrir à grand-peine, laissant les lèvres entrouvertes. Plus haut, la face s'étirait et se creusait à nouveau, un nez proéminent se projetait sur des pommettes étroites. Les yeux trop écartés et les sourcils arqués étaient surmontés d'une ride horizontale profonde. Au-dessus de cette ride, le front s'inclinait violemment vers l'arrière. Avec ses oreilles décollées, le visage de Pierric évoquait irrésistiblement celui d'un lièvre – Gad en breton, plus affectueusement Gadic. Et ce visage était généralement inexpressif, comme si Gadic s’était absenté du monde.

Je vous disais que pour le bonheur, Gadic n’avait pas eu la ration normale, celle à laquelle a droit tout chrétien – et peut-être même ceux qui ne le sont pas, mais cette dernière considération n’a rien à faire ici. La vieille Klervi, comme on l’appelait sans connaître son âge, l'avait accouché toute seule.

On savait peu de choses d'eux, car ils vivaient en quasi autarcie dans une grande maison à deux heures de marche du village, encombrée de meubles et de souvenirs immémoriaux. La naissance de Pierric avait suscité bien des rumeurs, mais Klervi ne parlait pas. Ce n'est que plus tard que l'apparence de Gadic fit soupçonner le seul parent connu, un oncle de Klervi de 30 ans son aîné. Il n'était plus là pour avouer. L’eut-il été, rien ne prouve qu'il se serait souvenu d'un épisode probablement intervenu sous l'emprise de l'alcool, comme la plupart de ses actes. À la fin du XIXe siècle, de telles infortunes n’étaient pas rares et restaient enfouies dans les familles.

Pour décrire la mère en peu de mots, le mieux est d’évoquer un coing, je veux dire le fruit : son contact en avait l’acidité ; son visage la couleur, le fin duvet, et les boursouflures progressives qui en accompagnent la maturation. Sinon, elle avait aussi des bras et des jambes, comme tout un chacun, mais plus courts et plus flasques. Et comme elle disparaît bientôt du récit, il n’est pas utile de nous y attarder davantage.

Quand elle mourut – je vous avais prévenu – l’enfant, âgé d'une douzaine d’années, n'avait jamais quitté la maison familiale. Le père Pibenn, qui avait tenté de l’accueillir au catéchisme, l'avait jugé incapable de suivre l'école du bourg voisin. Mais c’était un homme bon, sous son apparence rude – celle des marins bretons et barbus que l’on sculpte sur les pipes. C’est tout naturellement qu’il recueillit Gadic au presbytère. Il le plaça sous la garde affectueuse de Marie-Josèphe, sa fidèle servante, une femme tellement effacée qu’elle le fut aussi de la mémoire de ses contemporains, et je ne peux donc vous la décrire. Peu à peu, l'enfant se fit sa place dans la cure, qui devint sa nouvelle demeure. Et quand on l’avait cherché en vain, on finissait par le découvrir assis à même le sol dans un recoin de l’église, en contemplation silencieuse d’une fresque ou d’une statue.

Plus étonnamment, quand il assistait à la messe, il se transformait. La musique, les psaumes, les odeurs d’encens, les cierges, la lumière qui traversait les rares vitraux, toute cette stimulation sensorielle l’assaillait avec force. Une ferveur surprenante l’envahissait, ses lèvres formaient une ébauche de sourire. Son visage trouvait une unité qui le rendait presque beau.

Excusez-moi ! Je vois que je me suis laissé emporter. Oubliez « qui le rendait presque beau » et restons-en à « son visage trouvait une unité, point. »

Cette transfiguration n’échappait pas au père Pibenn, pour qui Gadic était, plus encore que ses autres paroissiens, une créature de Dieu. À ses yeux, son innocence, qui l’aurait livré sans défense dans le monde, à la merci des hommes et de leurs turpitudes, le mettait en quelque sorte en contact direct avec le Créateur dans cet asile qu’était l’église, sous sa protection et celle de Marie-Josèphe.


Au fil des ans, l'enfant devint un peu menuisier, un peu serrurier, parfois même sculpteur ; il restaurait des meubles vermoulus, rafistolait des mécanismes usés ou retapait des figurines rongées par le temps. Il s'avéra progressivement plus habile, produisant, en bois ou en terre cuite, des ouvrages naïfs mais expressifs.

Un jour, un séisme mineur comme il en survient parfois en Bretagne frappa la région. L’église du village résista, hormis deux vitraux éclatés et le Saint-Michel qui décorait la façade du transept. Fragilisé par des siècles d’intempéries bretonnes, il chut de son socle sans préavis sur le parvis, et s’y fracassa.

Pas question de laisser la paroisse sans patron, mais il fallait, pour remplacer vitraux et archange, de l’argent et du temps. Le curé fit appel à l’évêché, on posa provisoirement des vitrages et on se mit en quête – je crois que c’est le mot juste – de contributions complémentaires et d’un artiste pour remplacer l'œuvre.


Gadic avait mal vécu le tremblement de terre et la chute de Saint-Michel. Très agité, il finit par demander au curé l’autorisation de réaliser une statue en bois pour occuper provisoirement l’emplacement vide. Pensait-il que l’archange devait assurer sans interruption sa mission, protéger l’église et la paroisse du démon ? C’était assurément lui prêter des raisonnements qui le dépassaient. Alors, quel enchaînement de pensées ou d’émotions l’avait conduit à cette demande ? Le père Pibenn l’ignorait : il attribua cette volonté à une instruction divine, s’exprimant à travers le plus humble et le plus fruste de ses sujets, et l’accepta comme telle.

Gadic s'attela donc au travail, à partir d’une pièce de tilleul que le menuisier du bourg lui céda sur l’insistance du curé. Il fallut à l’apprenti sculpteur des mois de labeur, mais il réussit à venir à bout de l’ouvrage et présenta un jour le résultat au père : une œuvre d’à peine un mètre, bien plus petite que son modèle en pierre, auquel elle ne ressemblait d’ailleurs pas. Sans doute par facilité, la lance avait disparu au profit d’un glaive torsadé ; les ailes étaient réduites à des omoplates anormalement saillantes ; le dragon, lui, devenait sous les pieds de Saint-Michel une masse informe dont partait une queue menaçante et fourchue. Cependant, l’archange, même si ses proportions n’étaient pas des plus académiques, dégageait une énergie qui frappa le curé. Le manque de finesse du travail accentuait la rudesse de ses traits et lui donnait l’allure farouche d’un guerrier.

On approchait du huit mai, jour consacré à Saint-Michel. Le père Pibenn utilisa le délai restant pour convaincre ses ouailles d'accepter la statue de Gadic. Pourtant, la cérémonie de bénédiction ne rassembla qu’une petite moitié des fidèles habituels, pour le plus grand bénéfice du cabaret attenant. Mais la victoire du vice sur la vertu allait être de courte durée.

La nuit fut terrible. Vers deux heures, le vent se leva, sans que rien l’ait annoncé. La cloche résonna. Des coups isolés, intermittents. Puis des cris inhumains, et des mélanges de claquements, d'ululements, de sifflements, à faire se dresser les cheveux sur la tête. Des bruits de cavalcade, de poursuite, le tonnerre, des chocs métalliques ; des êtres, des choses se battaient sur le parvis, assurément. Les chiens aboyaient, le village se terrait, les moins croyants priaient. Enfin, un long hurlement traversa le ciel et mourut vers le sud. Le calme revint, quelques personnes réussirent même à dormir.


Au petit matin, le curé, brandissant un crucifix devant lui, entra précautionneusement dans la nef par la sacristie. Tout respirait le calme et la sérénité. Il ouvrit les portes de l’église, avança au-dehors et leva les yeux, espérant voir la statue. Elle était bien à sa place. Alors, malgré la distance, il remarqua comme des entailles qui marquaient le corps de l’archange, et même des taches foncées sur le bois clair. Il courut réveiller Gadic pour qu’il voie cela de ses propres yeux, mais Gadic ne se réveilla pas.

Il était allongé, le visage détendu, les dents du bonheur libérées dans un sourire paisible. Sa ride horizontale n'était plus qu'une ligne. Il était presque beau.



*****



Post-scriptum


Lecteurs, lectrices, mes amis, je vous dois une explication, peut-être même des excuses. Ce que vous venez de lire et que je vous présente comme un conte ou un récit ancien, invérifiable, embelli et déformé par un siècle de transmission orale, est en réalité une histoire vraie. Et contemporaine. Du moins pour le cœur du récit, le combat entre l'archange et les démons. Je le tiens d'un ami sculpteur, qui avait réalisé il y a trente ans une statue de Saint-Michel, bien plus belle et imposante que l'œuvre de ce malheureux Gadic, et destinée à décorer la nef d'une église de campagne ; la nuit qui suivit l'installation de son œuvre, il se produisit dans ce village ce que j'ai décrit dans mon texte.

Bien sûr, j'aurais pu écrire cette histoire comme mon ami me l'a racontée. Au premier degré. Pourquoi ne l'ai-je pas fait ? Sans doute par crainte de l'incrédulité qu'un tel récit aurait suscitée ; et pour les mêmes raisons, j'ai replacé la scène dans un contexte, époque et région, où elle aurait pu s'enraciner aisément dans la croyance populaire.

Voilà donc l'aveu que je vous devais. Pour le reste, c'est à dire la question de savoir si vous devez croire ou non à cette seconde version, à chacun de vous de se faire sa propre opinion. La mienne s'accorde avec cette déclaration que Shakespeare met dans la bouche d'Hamlet : "Il y a plus de choses sur la terre et dans le ciel, Horatio, que n'en imagine ta philosophie !"



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