
Mon cher neveu
Je n'ai pas été un oncle très présent, tu le sais bien, mais cela ne traduisait pas un manque d'affection, et j'espère que tu sais cela aussi. À l'âge de mettre de l'ordre dans mes affaires, comme on dit, c'est donc à toi que je pense. Ce que je te lègue n'est pas immense, mais quand même : quelques économies à la banque, une grande maison aussi vieille que moi, une voiture en état de marche. Vends le tout et utilise au mieux l'argent que le fisc voudra bien te laisser. Je n'ai pas de conseils à te donner, je n'en ai toujours fait qu'à ma tête et je ne vois pas pourquoi tu n'en ferais pas autant.
Dans la maison, tu trouveras au sous-sol une armoire métallique et dedans un paquet, avec marqué "À DÉTRUIRE". Ne l'ouvre pas, ne le jette pas, mais porte-le dans le barbecue du jardin et mets-y le feu. C'est très important.
Voilà ! Pour le reste, fais-moi incinérer et disperse mes cendres de façon à ne plus avoir à te soucier de moi. Ne te fie à personne et porte-toi bien.
Charles
Benoît reposa la feuille. Expéditif et bourru, c'était bien le style d'oncle Charles. Mais cette histoire de paquet… étrange !
Derrière le bureau imposant, Maître Cortázar attendait.
— Il voulait être incinéré ! dit Benoît.
L'autre hocha la tête, compatissant.
— Il ne pouvait pas prévoir ! Comme vous le voyez, le testament date de deux mois, mais curieusement, il y a moins d'une semaine, il m'a remis un pli fermé pour vous. Tenez, le voici. Et, bien entendu, je vous tiens au courant pour la suite des formalités. Encore toutes mes condoléances.
***
Arrivé à son appartement, Benoît prit le temps de se servir un scotch et de se carrer dans le fauteuil du séjour. Son oncle ne l'avait pas habitué à jouer les mystérieux. Alors, peut-être des précisions sur ce fameux paquet ? Il poussa un profond soupir et ouvrit l'enveloppe.
Post-scriptum : Ce que j'ai écrit dans mon testament est stupide et dangereux. Te laisser avec ce maudit objet est la pire des choses que je pourrais te faire, et te demander de le détruire est irresponsable. Non, c'est à moi de trouver le courage et la force de le faire. Au cas où j'échouerais à nouveau, tu dois savoir ce qui m'est arrivé… et dans ce cas, Dieu te garde ! Voici l'histoire.
En 1963 – eh oui, ça ne date pas d'hier –, j'étais dans une mauvaise passe. J'avais 32 ans, je venais de me séparer. J'avais un boulot stressant, je compensais en buvant pas mal et en jouant. Comment j'en suis sorti, c'est une autre histoire, mais je passais mes soirées dans un clandé sur des jeux de société plutôt glauques. Et un jour, un inconnu est venu avec ce Cluedo.
Le gars disait que c'était bien plus excitant que tout ce qu'on connaissait. Il y avait une atmosphère très étrange à cette soirée. La fumée, l'alcool, mais aussi son visage tout en angles et son regard qui vous transperçait. Les personnages étaient différents du jeu qu'on connaissait, les lieux aussi. Mais bon, le principe était le même, et on jouait de l'argent, bien sûr.
On a fait une seule partie. C'est moi qui ai gagné. J'ai découvert que le politicien avait été assassiné par l'espion, dans sa voiture, avec un fusil. Quand j'ai voulu encaisser mes gains, le propriétaire du jeu avait disparu. Comment il avait fait, mystère, personne ne l'avait vu partir. Toujours est-il que j'ai gardé le jeu, en guise de compensation. Je me suis couché tard et le matin, au réveil, j'ai appris l'assassinat de Kennedy. Dans sa limousine décapotable, au fusil à lunette.
Ça m'a fait un choc. J'ai couru ouvrir le coffret du jeu pour voir si je n'avais pas rêvé. Crois-moi ou non, mais c'était devenu un Cluedo tout à fait classique : le colonel Moutarde, le poignard, le manoir… j'en suis resté bouche bée. Ma première idée a été de jeter le jeu tout de suite, et puis je me suis souvenu des mots du joueur à tête de croque-mort. Il avait prétendu que l'on pouvait transmettre le jeu à quelqu'un, mais qu'il était très dangereux de tenter de s'en débarrasser. Ça aurait dû nous faire rire, mais sa façon de le dire glaçait le sang, et personne n'avait osé plaisanter.
Je me suis demandé quoi faire, et puis, au bout d'une semaine, j'ai pris le jeu, je l'ai enveloppé et je l'ai planqué au sous-sol dans le meuble classeur, comme je te l'ai écrit. Il est resté là longtemps, j'ai tenté de l'oublier. Mais, bien sûr, chaque année, on commémorait l'attentat et ça me replongeait dedans. Alors, le lendemain du troisième ou peut-être quatrième anniversaire, après avoir passé la journée précédente à déprimer, je me suis dit qu'il fallait en sortir ; et que s'il y avait une malédiction ou un sort quelconque attaché à ce jeu, il s'était sûrement affaibli avec le temps.
Je suis descendu à la cave, je n'en menais pas large. J'ai pris le paquet sans l'ouvrir, je l'ai inséré dans un carton et j'ai fermé avec du ruban adhésif partout. Je voulais le porter directement à la déchetterie et le jeter en étant sûr que personne ne l'ouvrirait. Mais quand j'ai repris l'escalier, je n'ai pas pensé à baisser la tête et j'ai heurté le béton. Au bout d'un certain temps, j'ai repris connaissance, allongé dans l'escalier. J'avais une plaie à la tête, des douleurs partout et l'épaule gauche bloquée – en fait, elle était déboîtée, et elle est restée fragile depuis. Quant au Cluedo, il gisait au bas de l'escalier, et sans doute en parfait état, vu la façon dont je l'avais emmailloté.
J'ai compris que je n'étais pas de taille. Le jeu a repris sa place dans l'armoire. Tu comprends pourquoi je n'y ai pas touché depuis. On peut toujours penser que ma glissade était accidentelle, mais… je n'y crois pas. Alors, bien sûr, j'ai peur, mais s'il s'agit bien d'un mauvais sort ou de quoi que ce soit d'analogue, il vaut mieux qu'il s'abatte sur un nonagénaire que sur toi ou un autre innocent. Alors, je recommande mon âme à Dieu, moi qui n'y crois pas, et je vais tenter de mettre fin à cette sinistre expérience.
Oublie donc ce que je t'ai demandé. Cela m'aura au moins permis de te confier cette histoire, après l'avoir gardée pour moi si longtemps. Et bien entendu, tu peux considérer cela comme le délire d'un oncle misanthrope devenu gâteux avec l'âge et la solitude.
Prends soin de toi.
Charles.
***
La feuille tremblait dans la main de Benoît. Il avait la réponse à ses questions sur le décès de son oncle. Charles avait été retrouvé près du barbecue. Les enquêteurs présumaient qu'il avait trébuché après avoir allumé le foyer, l'allumette encore à la main. Le bidon qu'il tenait était tombé, l'essence répandue avait pris feu. Il était mort brûlé vif. Dans le foyer, il restait des cendres et le coin d'une boîte en carton. On pensait qu'il avait voulu détruire des souvenirs intimes ou des documents confidentiels.
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