
Je n’avais pas de raison de me coucher. Personne ne m’attendait, et la journée était la deuxième et dernière de ma formation expresse – une méthode de gestion du temps qui arrivait tout droit des USA.
Plutôt que de vider le mini bar de ma chambre, j’avais préféré zoner dans le salon de l'hôtel, un œil sur la télé grand écran et l’autre sur les périodiques à ma disposition. Bien décidé à ne rien faire d’utile de ma soirée. C’était sans compter sur le hasard.
— Stéphane !
Je tournai la tête. Renaud, l’un des participants de la session, était devant moi. Le sort (hélas) nous avait réuni dans le même hôtel. Rien d’extraordinaire, vu sa proximité de la gare et son standing milieu de gamme.
Je produisis un demi-sourire soigneusement ajusté en guise de réponse, mais sans effet dissuasif. L’autre venait de se laisser choir sur le canapé – mon canapé – à une distance qui révélait sa soif de proximité. Mais pas seulement.
— Je me prends un whisky. La même chose pour toi ?
Si je voulais m’échapper, c’était maintenant. Sinon, c’était ma tournée après la sienne, et une soirée glauque et sans aucun intérêt à la clé. Mais le temps de réfléchir à ma réponse, il était déjà reparti.
Deux minutes après, Renaud était de retour. Il avait carrément pris une bouteille de scotch et il apportait verres et glaçons sur un plateau. Il fit mine d'ignorer mon air ahuri.
— Alors, tu es descendu ici ? C'est vrai que c'est pratique. L'hôtel est tout près de la gare.
Je levai mon verre en guise réponse. Je le sentais capable d'assurer la conversation à lui tout seul. Idem pour le whisky !
Pourtant, il se tut, et nous restâmes dix minutes en silence, côte à côte. Je regardais mollement le documentaire chilien à la télé. Cette soirée serait peut-être aussi tranquille que je l’avais espéré. Hélas, il attaqua.
— Tu la trouves comment ?
Je dégringolai de la Cordillère des Andes. Un coup d’œil dans la pièce. Personne à part nous deux.
— Qui ça ?
— Astrid !
C’était l’un des deux intervenants de notre formation. Astrid et Jean-Pierre, parité oblige. Ç’aurait pu être une entrée en matière, mais il y avait de la tension dans sa voix. J'hésitai.
— Bien ! Brillante, hyper compétente.
— Ça, je sais, tout le monde le sait. Elle est partout dans les media. Mais physiquement, je veux dire, en tant que femme ?
Où voulait-il en venir ? Je redoublai de prudence.
— Heu, pas mal. Classe. Un peu BCBG.
J'étais sincère. Une blonde au dress-code et au chignon impeccables, costume et souliers à talons, longiligne, la quarantaine. Objectivement jolie, mais pas vraiment mon type.
J’attendais une réaction, mais il se tut à nouveau. Cinq minutes s’écoulèrent, ponctuées du cliquetis des glaçons dans les verres. La reprise fut brutale.
— C’est ma femme !
— Hein ?
Ça m'avait échappé. Il reprit d'une voix plus basse, rauque.
— Enfin, c'était ma femme. Pendant dix ans.
Je ne savais pas quoi répondre. Je me tournai vers lui. Plus ou moins mon âge, trapu, visage régulier, un peu sanguin. Ni beau ni moche, mais quelque chose dans son regard, dans le manque de tonicité, dans ses habits même, disait le renoncement. J'avais beau le regarder, je ne les imaginais pas en couple, Astrid et lui. Il lut dans mes pensées, grimaça.
— Je sais. Personne ne me croit.
Je protestai, il m'arrêta d'un geste.
— J'ai besoin de parler. Le whisky est correct, je te demande juste de faire semblant de m'écouter. Demain, j'aurai tout oublié, peut-être toi aussi.
La suite était pathétique et douloureuse. À l'entendre, Astrid lui avait tout pris. Entrée comme associée dans sa petite société de conseil, elle avait appris sous sa tutelle les bases du métier tandis que leur collaboration les rapprochait de plus en plus. Un jour, le prévisible s'était réalisé, au soir d'un séminaire particulièrement important pour l'entreprise, ou l'excitation de la réussite avait brusquement changé de nature.
S'en était suivi un mariage presque immédiat et quelques années intenses de passion amoureuse et de réussite professionnelle mêlées. Les plus belles de sa vie, à peine altérées par le remords d'avoir plaqué une compagne aimante et douce, soutien fidèle de ses débuts. "Tu comprends, Astrid, c'est une bombe ! Elle a fait exploser tout ce qui n'était pas elle. J'étais fou d'elle et follement heureux."
Sa passion n'était pas retombée. À l'écouter parler, on comprenait qu'elle était toujours présente. Pourtant, ses yeux s'étaient peu à peu ouverts. Il avait dû se rendre à l'évidence. La boîte, sa boîte, devenait celle d'Astrid. Son intelligence, sa classe naturelle, ses qualités de communication et aussi son charme utilisé à bon escient lui ouvraient toutes les portes. Et un peu plus. Astrid était une conquérante.
Relégué peu à peu à un rôle d'adjoint, puis de faire valoir, Renaud aurait pu s'en satisfaire, tant il était amoureux. Mais les rapports qu'Astrid entretenaient avec certains patrons de presse, capitaines d'industrie ou financiers en vue finirent par le troubler, puis le persuader. Astrid n'avait pas de limites à son ambition, et le pouvoir, la réussite, agissaient sur elle comme un aphrodisiaque.
Alors il souffrit. Sa femme ne se cachait plus. Elle expliqua à Renaud qu'elle l'aimait toujours, mais que le mariage ne devait pas être un carcan. Elle avait besoin de liberté, et ses accrocs – c'était le mot qu'elle employait – lui étaient nécessaires pour vivre pleinement. Le fait d'avoir quelques aventures passagères avec des hommes d'exception était aussi un magnifique tremplin pour elle et pour eux deux –accessoirement, la société n'avait jamais été aussi profitable.
Tandis qu'il revivait son histoire, ses yeux se remplissaient de larmes. J'aurais voulu qu'il arrête son récit, qu'il s'épargne de revivre cette souffrance qui le torturait, mais j'étais fasciné par sa façon dont, l'alcool aidant, il rejouait sa déchéance progressive devant moi. Pourquoi n'avait-il pas quitté cette femme qui le détruisait ? Et pourquoi participer à cette formation ?
— Si j'avais pu faire autrement ! ça me rongeait de l'intérieur, mais J'étais terrorisé à l'idée de perdre Astrid. Il m'a fallu dix ans pour… j'ai fini par l'arracher de ma vie. Enfin, je croyais. Mais je vois ses interviews, elle écrit des chroniques… Alors, un jour, j'ai replongé. Je me suis fait inscrire à la session sur la société d'un ami. Faux nom, vrai prénom. Je voulais la revoir. Mais c'est trop dur. Toute la journée, elle a fait comme si j'étais un parfait étranger. Pas un mot pour moi. Comment peut-elle ?
Il sanglotait maintenant. Je le pris par les épaules, il s'affaissa contre moi, les yeux clos. Son haleine tentait d'évaporer une demi-bouteille de single malt. La nuit n'allait pas suffire. Je l'allongeai tant bien que mal sur le canapé, passai à la réception demander de l'aide. On l'évacua sur un brancard vers sa chambre, après quoi je partis me coucher.
***
Le matin, Renaud est absent. Sur ma demande, un employé va vérifier dans quel état il se trouve et m'assure qu'il ronfle paisiblement. À la reprise de la session, j’informe les animateurs que Renaud est légèrement souffrant. Astrid me lance un coup d'œil que je ne sais comment interpréter. Le reste de la journée est un peu difficile pour moi. J'ai du mal à me concentrer sur les interventions, et bien souvent mon esprit revient aux confidences de la veille. Je me surprends à fixer Astrid. Une fois, nos regards se croisent et s'accrochent. Curieusement, il me semble qu'elle rougit.
Clôture de l'action, débrief à chaud, tout le monde se félicite avant de se quitter. Des doigts effleurent mon épaule. Astrid est là, qui me lance. "Stéphane, je crois que vous rentrez par Montparnasse. On peut faire le chemin ensemble ?"
Nous voilà rue de Rennes, nos valises à roulette et nous. Elle veut me parler de Renaud. Elle a compris que je sais.
— Il m'a mis dans une situation impossible hier. Je ne pouvais pas saborder l'intervention pour une affaire privée. Mais j'ai bien vu qu'il était mal. Comment va-t-il ?
Je lui indique qu'il est simplement en train de cuver. Elle s'inquiète mal gré tout. Ce n'est la perverse sans cœur que décrivait son ex. Je l'ai mal jugée. En marchant d'un pas vif, nous sommes arrivés à la gare. Il nous reste une heure à tuer, on s'assied dans un bar et on continue notre conversation. Sa relation avec Renaud, version Astrid.
— On a vécu de très belles années ensemble. J'étais jeune, j'ai beaucoup appris à son contact. Mais il est devenu très possessif. J'étouffais. J'avais juste besoin d'un peu de liberté. Ce n'était plus possible.
Elle continue sur ce thème, puis on revient sur la formation. Elle a défait son chignon de la main. Ses cheveux cascadent sur son épaule, elle joue machinalement avec. Elle fait plus jeune, plus féminine. Elle a soudain un petit rire.
— Il y a un secret de la gestion du temps, mais c'est quelque chose que je ne dis pas en formation. C'est bien trop compromettant ! Vous voulez savoir ?
Je fais oui de la tête. Elle s'est rapprochée, je peux sentir son parfum, tonique mais capiteux.
— Le désir. Tout part du désir, Stéphane. Souvenez-vous des moments où vous étiez amoureux. La façon dont vous revoyiez alors vos priorités, dont vous réorganisiez votre emploi du temps en un clin d'œil. Comment vous arriviez toujours à vous rendre disponible pour ce qui vous était vraiment important.
Elle se penche encore un peu vers moi. Il suffirait que…
— Vous n'avez jamais été amoureux, Stéphane ?
Image : PublicDomainVectors
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