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Josyane Picart



Fabien sortit de son immeuble, déclenchant à son insu l'activation et le décollage du drone posté sur la terrasse voisine. Un peu en retard, il hâtait le pas. Ce matin, c'était la visite mensuelle d'un collège, et il s'en réjouissait d'avance ; il y avait toujours quelques surprises dans les questions des jeunes, et il trouvait leur ingénuité et leur spontanéité vraiment rafraichissantes.

Il était presque arrivé place José Bové quand une clameur le sortit de ses pensées. Il n'eut pas le temps de comprendre de quoi il s'agissait. Le robomestic le heurta au torse et, au lieu de fuir, s'immobilisa dans un couinement, tous ses capteurs clignotant. Mauvais réflexe, ou plutôt programmation fatale... la meute rattrapa le robot. La femme la plus proche, une cinquantenaire vètue d'un paréo chatoyant, lui décocha un coup de pied qui l'envoya valdinguer sur le trottoir.

— Saloperie de robom !

— Dézinguez-le ! firent quelques voix derrière elle.

D'autres s'acharnèrent sur lui, désormais inerte. Les commentaires fusaient.

— "Quinze ans qu'on les a stoppés, et on en trouve encore !" glapissait l'un. "Il devait se planquer chez un collectionneur", cria une autre. "Tiens, prends celle-là !" Un ado arracha un doigt et partit en courant avec son trophée. Une petite foule s'était amassée, curieuse autant qu'hostile. L'incident était rare, mais pas totalement inédit. Il arrivait encore qu'on retrouve des robomestics en état qui avaient échappé au recyclage, la plupart du temps cachés et amoureusement entretenus par des nostalgiques, et découverts à la faveur d'un incident ou du décès du détenteur.


Fabien poursuivit son chemin à travers la place, qui s'animait déjà des préparatifs du marché quotidien. Maraichers, éleveurs, artisans, artistes déployaient leurs étals, mettaient en place leurs marchandises ou préparaient leurs spectacles dans une joyeuse effervescence. Il évita de justesse de s'empaler sur le présentoir que poussait le tailleur, slaloma entre les stands des apiculteurs et des fromagers, et se promit de revenir déjeuner après son intervention. Il était presque arrivé.


 

Deux pâtés de maisons plus loin, l'institut lui apparut, protégé des grandes chaleurs d'été par les palmiers et les bosquets de roseaux. En traversant, il repéra du coin de l'oeil le groupe d'une vingtaine de jeunes en uniforme avec les quelques adultes. Il grimpa les marches pour entrer dans le hall. 50 mètres plus haut, le drone enregistra la perte de signal et émit une alerte. À 340 kilomètres de là, son pilote le commuta en vol stationnaire. Avec ses capteurs et en profitant des courants ascendants, ce modèle de planeur motorisé pouvait stationner presqu'indéfiniment.

— Bonjour Marjorie, ma jolie ! Elle fit semblant de rire à sa sempiternelle salutation et se laissa embrasser.

— Alors, Pépé, se moqua-t-elle ! En forme pour affronter les jeunes ? Elle montra les collégiens au bas du perron. Ce matin, c'est le lycée Jean d'O, les tradis, tu sais : "Ne cédons pas sur la cédille !"

— Oui, je m'en souviens. La normalisation internationale des claviers, etc. Et tout cela pour finalement ne supprimer que les caractères spéciaux ! Depuis 20 ans, ils auraient pu passer à autre chose… Bon, dis-leur d'entrer, je les attends à l'accueil.


Outre l'exposition permanente, l'institut célébrait cette année le centenaire de la mort de Gandhi, et consacrait deux salles à sa vision de l'écobiomie. L'affiche le montrait lisant, assis sur un tapis, avec au premier plan le rouet, symbole de son combat pour la production locale du coton. Une pensée du mahatma introduisait la thématique :

"Le travail donne à l'homme sa dignité." Mohandas Karamchand Gandhi 1869-1948

À l'accueil, Fabien avait été rejoint par une bonne trentaine de personnes, jeunes et professeurs. Il toussota pour obtenir le silence.

"Bonjour à tous. Très heureux de vous accueillir à l'Institut du Travail, qui est un lieu exceptionnel, peut-ètre celui où on peut le mieux appréhender l'évolution de notre société au cours de ce demi-siècle. Je suis Fabien Flaubère, intervenant et conférencier dans cet institut depuis sa création."

"Un mot avant de vous retrouver après la visite. Le fait que le Mahatma Gandhi soit à l'honneur en ce moment n'est pas anodin, puisque, comme Lussato, Hessel, Jancovici et quelques autres, il est l'un de ceux dont les idées et les actions ont totalement modifié nos modes de vie. Vous verrez que le premier temps fort de l'exposition relate la révolte des canuts, en 1831, et qu'elle s'achève – provisoirement – deux cents ans plus tard, avec le "grand dézingage" de 2033. De quoi réfléchir sur le génie particulier de notre pays, et le fait que sa fibre protestataire en fasse souvent le déclencheur des grandes évolutions sociétales... "

"Voilà ! Je ne veux pas ètre trop long. Je vous laisse parcourir l'exposition. À tout à l'heure."


Fabien quitta le groupe. Il avait une heure et demie devant lui. Comme souvent, il prit le temps de parcourir les salles de l'exposition. Il aimait bien sentir le public, écouter les commentaires, parcourir les remarques laissées par les visiteurs. Il croisait beaucoup d'Africains ; l'influence du franceais s'était maintenue et mème accrue dans ce continent qui représentait maintenant le quart de l'humanité, et faisait de notre langue la troisième dans le monde.

Il marqua un arrèt devant la statue de Josyane Picart. Cette création l'avait toujours fasciné. Du reste, c'était l'un des clous de l'expo, et elle était mise en valeur par l'éclairage et la disposition des trois allées qui convergeaient sur elle. Le sculpteur l'avait représentée en pied, appuyée sur le balai-brosse qu'elle tenait dans sa main gauche et brandissant son pamphlet de la droite. Dans le visage dépourvu de traits – deux taches pour les yeux, une ligne pour le nez, hommage à son anonymat – seule la bouche était reproduite, ouverte dans ce qu'on imaginait une imprécation ou une harangue. Le mouvement de l'ensemble, l'expression de ce visage incomplet, la tension du corps pourtant un peu tassé de la vieille femme dégageaient une force et une énergie étonnantes.


Fabien termina son parcours, passa la demi-heure suivante au bureau et mit à jour son programme d'intervention du mois Il en profita pour aller sur RigooleCar réserver une autonome pour l'après-midi. Ce rendez-vous avec… lui-mème lui tenait à coeur.

Les collégiens avaient terminé leur visite. Fabien les retrouva sagement assis dans la salle de réunion, leurs calots posés sur la table – l'épée brisée qui les ornait commémorait le dernier combat du fondateur et son suicide spectaculaire, à 101 ans. Il se disait que les collégiens de Jean d'O apprenaient des bases de latin et de grec, mais ils étaient aussi ignorants que les autres jeunes de leur âge sur l'écobiomie et son histoire récente, comme Fabien s'en rendit vite compte.


La première question vint d'une adorable élève, rougissant de sa hardiesse.

— "J'ai lu dans l'expo une phrase d'un poète dont j'ai oublié le nom – elle jeta un oeil à ses notes : monsieur Confucius, je crois – "Choisissez un travail que vous aimez et vous n'aurez pas à travailler un seul jour de votre vie". Je ne comprends pas ce que cela veut dire.

Fabien lui sourit.

— Les poètes et les sages disent beaucoup de choses en peu de mots. Avant, le travail désignait toute activité rémunérée, qu'elle soit utile à la société ou pas, qu'elle crée de la beauté et de la joie ou non. Ajoutons que la plupart de gens qui travaillaient au début du siècle n'avaient plus de contact avec la terre ou avec la matière, et bien sùr c'était déséquilibrant. On travaillait souvent sans avoir choisi son travail, et sans l'aimer, d'où cette citation qui n'a plus trop de sens de nos jours.

— Moi, au contraire, dit un collégien au visage énergique, je ne comprends pas pourquoi il a fallu aussi longtemps pour en arriver là. J'ai vu qu'à certaines périodes, une personne sur cinq n'avait pas de travail. Comment a-t-on pu laisser autant de gens dans la misère et dans l'inutilité ? C'est inhumain !

— C'est vrai, dit Fabien, mais il faut comprendre comment cela se passait avant le Revenu de Subsistance, qui est devenu le Revenu de Base : la situation de l'emploi s'est dégradée peu à peu au cours des décennies, et les politiques n'avaient pas le recul suffisant. Ils ont réagi par des mesures immédiates, en bricolant leurs dispositifs, avec l'idée de rendre supportable l'absence de travail, faute de pouvoir y remédier. Avec le temps, cela a créé un enchevètrement insensé de mesures qui se complétaient ou s'excluaient. Le système était si complexe qu'il nécessitait énormément de personnes pour le faire fonctionner. Donc ces personnes "travaillaient" pour trouver du travail ou verser de l'argent à d'autres qui ne travaillaient pas ! Vous n'allez pas me croire, mais je parle d'une époque que j'ai connue : il y avait mème des cas où une personne qui retrouvait du travail pouvait y perdre de l'argent au final !


Un rire agita quelques jeunes. L'un d'eux se vrilla l'index sur la tempe, évoquant un monde de dingues. Au moins, il ne les ennuyait pas ! Il poursuivit.

— Ce que je veux vous faire comprendre, c'est que non seulement le travail n'était pas souvent un plaisir, mais il y avait pas toujours de motivation financière à travailler : de nos jours, tout travail, quel que soit son nombre d'heures, vous rapporte de l'argent qui s'ajoute au Revenu de Base. Mais avant, ce n'était pas toujours le cas. On parlait de "trappes à chômage", "d'effets de seuil" – nommer les problèmes est la meilleure manière de ne pas les régler. Quant aux centaines de milliers de personnes qui vivaient de la complexité du système et de la précarité des autres, elles tentaient de trouver un sens à leur action. Bien faire son travail ne veut pas dire que son travail fait du bien ! La mise en place du RB leur a permis de se tourner progressivement vers des métiers plus créatifs et plus gratifiants.

Une jeune fille leva la main. À son regard et à son sourire, Fabien comprit qu'elle allait poser LA question.

— Qui était Josyane Picart ?

— C'est une question qu'on me pose à chaque visite. Eh bien, on ne sait pas. Les analyses lexicales du manifeste ont montré que le style et le vocabulaire correspondaient plus à une ou un intellectuel, qu'à ceux d'une femme de son niveau d'instruction supposé. Donc ce n'est pas le pseudo d'une aide-ménagère, ou mème d'un collectif de travailleuses à domicile, à moins qu'il y ait eu un "rédacteur" parmi elles. Mais alors, comment se fait-il que personne n'ait parlé ? Bref, Josyane Picart n'a sans doute pas existé, mais on ne le saura probablement jamais. Et elle est maintenant dans nos coeurs, il trop tard pour la supprimer !


Un silence suivit son intervention. Les jeunes digéraient l'information. On pouvait presque suivre le cheminement de leurs pensées.

— Mais alors, demanda un jeune, si le manifeste n'avait pas été écrit ? Aurions-nous encore des robots dans nos maisons ? Et le chomage ? Et la spéculation ?

— Très bonne question, renchérit Fabien. Mais il faut comprendre deux choses : d'abord le système économique, politique, financier craquait de toutes parts ; cela ne pouvait pas durer éternellement. Ensuite, dans chacun de ces domaines, des grandes réformes ont vu le jour, disons en l'espace d'une douzaine d'années, ce qui est très peu aux yeux de l'histoire. On ne peut pas isoler ces éléments les uns des autres. Le premier tirage au sort, celui des conseillers locaux, a été instauré en 2030. Comment auraient réagi les politiciens professionnels des années 2000 à l'appel de Josyane Picart ? Songez que dans les années 2020, le processus dit démocratique des élections avait abouti à mettre en place une caste qui ne se renouvelait pas, confisquait les mandats, et ne reflétait en rien la population ; les professions libérales et les hauts fonctionnaires étaient largement surreprésentés et au contraire les ouvriers non qualifiés, les petits employés – les collègues de Josyane – y étaient presqu'absents !

Un professeur l'interrompit : "tout ceci est passionnant, mais un peu complexe pour nos jeunes, qui n'ont pas encore abordé ces questions. Pourriez-vous vous limiter aux changements majeurs ?"

Fabien acquiescea de la tète. "Je vais essayer de résumer".

— le premier fait notable est la convergence de ce qu'on appelait l'économie et l'écologie, pour constituer l'écobiomie : "penser global". La relative pénurie de l'énergie, mais surtout la surexploitation de la mer, des sols, ressources naturelles et matières premières, ont inversé la donne du siècle dernier ; au lieu de matières et d'énergies abondantes, et d'un coùt relatif important du travail, on a eu la surabondance du travail, avec l'industrialisation, puis l'automatisation, la robotisation. Il était logique de surtaxer énergie et matière, mais cela n'a été fait qu'à partir de 2025. Quant à favoriser le travail humain vis à vis du travail mécanique, si le raisonnement est évident, la détaxation de tout travail effectué par l'homme a quand mème attendu 2038 ; et là, on peut penser que le grand dézingage de 2033 a vraiment été le déclencheur. Sinon, peut-ètre serions-nous encore dans un monde où remplacer les objets coùterait moins cher que les réparer, et où les artisans auraient été laminés par les industriels ! Et sans doute dépenserions-nous encore notre argent dans des produits industriels de masse ou des gadgets électroniques éphémères, et non dans nos habits faits à la main, nos meubles personnalisés, les concerts, les expositions, les productions artistiques, tout ce qui, luxe, culture, développement personnel, nous rend plus riches, plus raffinés, plus aimants et finalement plus heureux.


Il s'arrèta, avec le sentiment de s'emballer un peu trop. C'était facile pour lui de voir les évolutions, mais il fallait ètre plus concret. Il reprit :

— Le mieux est que je vous donne des exemples des aberrations auxquelles nous avait conduit ce système dans les années 2020.

Sur les marchés (à l'époque les hypermarchés, grands destructeurs d'emploi), dans les restaurants, le poulet brésilien, moins cher, était très présent. Les commerceants et les restaurateurs amélioraient leurs marges, les clients faisaient des économies, mais tous reversaient largement ces gains en charges, impots et taxes, pour compenser directement ou indirectement les pertes des agriculteurs franceais – de moins en moins nombreux il est vrai, entre les faillites et les suicides !

Dans un autre domaine, la circulation de la monnaie était devenue incontrolable : 99% n'était pas liée à des échanges de biens ou de services, mais à la spéculation et à des produits financiers et dérivés. Les transactions à haute fréquence (moins d'une milliseconde) représentaient 90% des ordres et la moitié des montants échangés. La durée moyenne de détention d'une action (une part d'entreprise) était descendue en dessous de 20 secondes.

Une collégienne l'interrompit :

— Mais comment cela a disparu ?

— Assez simplement, répondit Fabien. On a appliqué la troisième règle de Jancovici !

Mimiques d'incompréhension. Un professeur, sans doute celui d'éco, intervint.

— Le troisième règle de Jancovici stipule que "la meilleure solution pour régler un problème est de régler le problème". Énoncé ainsi, cela ressemble à une tautologie… Il réalisa que le terme était un peu obscur pour ses élèves, et hésita.

— Une évidence, proposa une collègue charitable.

— Oui, reprit le prof. Mais en fait, c'est un rappel de bon sens, nécessaire à une époque où on préférait enterrer les problèmes ou lancer de vastes débats qui n'aboutissaient jamais, que prendre des décisions et affronter les mécontentements qui en découlaient.

Fabien marqua un silence de quelques secondes, puis poursuivit sa réponse.

— Pour l'agriculture, le bon sens consistait à taxer très fortement les transports, via le carburant pour les pays qui en étaient d'accord, via les importations pour les autres. Ainsi, chaque pays était protégé – plus le produit venait de loin, plus le surcoùt était important – et les importations de biens de base pénalisées ; l'agriculture se concentrait donc sur les produits de consommation locale : les produits à forte valeur unitaire en soufraient moins mais le fameux poulet brésilien voyait ses avantages annulés. En contrepartie, les produits manufacturés de base de ce pays étaient mieux protégés, et leur production a pu se développer et créer plus d'emplois que l'agriculture très mécanisée. Chez nous, l'élévation des prix des engrais chimiques et des tourteaux a favorisé une agriculture plus écologique, le coùt des transports a conforté les locavores, etc. Un cercle vertueux s'est créé ; il a eu aussi un effet sur les matières premières, en favorisant sobriété, recyclage et réparation.


Le collégien qui avait posé la question revint à la charge :

— Et la spéculation ?

— C'est un peu complexe. La spéculation suceait le sang de l'économie réelle. Elle engraissait follement des parasites financiers. Elle faisait courir des risques graves à toutes les nations avec des masses financières démesurées et instables, qui pouvaient déferler à tout instant et submerger les marchés. On avait essayé depuis des décennies de controler les mouvements – la célèbre taxe rebaptisée "Tobin or not Tobin", puisqu'elle était régulièrement adoptée et jamais appliquée. Là aussi, puisque le problème venait de la rapidité de fluctuations des cours, il suffisait de les ralentir ! On a trouvé un accord pour synchroniser les bourses mondiales, puis on a rendu les cotations discontinues. Avec d'abord des actualisations toutes les secondes, ce qui supprimait l'intérèt des transactions à très haute fréquence. Puis on a augmenté ce délai graduellement et maintenant les cotations évoluent toutes les minutes. C'est suffisant pour traiter les flux, et cela permet un controle humain pour interrompre les cotations si une anomalie est détectée. Ainsi, le problème est réglé et ces flux financiers n'appauvrissent plus l'humanité.

Le silence suivit ses propos. Cette fois, ils étaient arrivés à saturation ! Le professeur d'écobiomie prit la parole pour remercier Fabien et le groupe repartit en désordre, avec le petit cadeau que l'institut offrait à ses visiteurs : en ce moment un petit livret sur Gandhi se terminant par la citation "Si chacun gagnait son pain à la sueur de son front, le monde serait un paradis."


 

Fabien avait tout juste le temps de déjeuner. Il retrouva le marché, choisit la terrasse ombragée d'un Biodega et commanda un cunu au sorgho avec un verre de rosé du Morbihan. Le cunu n'était pas meilleur que le poulet traditionnel, mais il le supplantait peu à peu car il résistait aux canicules. Un vrai café andalou, et Fabien retrouva à la borne l'autonome qui l'attendait et s'ouvrit en détectant son smart. Il s'installa, coupa la musique et descendit la vitre pour profiter de l'air frais. Guidée par le drone qui avait rétabli la liaison, une deuxième autonome avec son passager suivait le mème parcours à quelques kilomètres de distance. Fabien s'assoupit doucement – l'âge et la digestion – et fut réveillé par les bips de la machine. Il était à destination.


Il ne reconnaissait que la silhouette du bâtiment. Sept ou huit ans seulement qu'il l'avait quitté. La nature n'a pas chomé, pensa-t-il, et l'expression le fit sourire. Il était entré en 2005 à l'ANPE, devenue en 2008 Pole Emploi. Après 15 ans dans le Sud-Ouest, il avait rejoint la région Bretagne et Loire et cette nouvelle agence, où il avait travaillé un peu plus de 20 ans. Le démantèlement de Pole Emploi avait cohincidé avec son départ en retraite.

Comme il pouvait s'y attendre, l'agence était aujourd'hui une ruine dans ce paysage de friche tertiaire. Quartier déserté pour cause de densification du territoire, mais la bio dégradation prendrait des décennies. Fabien descendit de l'auto et se fraya un chemin au milieu des débris de toutes sortes. Le site était évidemment interdit en raison des risques d'effondrement, mais les fenètres absentes permettaient un accès facile. Il entra. Il cherchait son ancien bureau, mais la plupart des structures avaient disparu. Restait un vaste plateau, quelques pans de cloisons, des câbles pendant du plafond, des carcasses de meubles ou de computeurs et une odeur d'oeuf pourri– les bactéries corrodantes dont on ensemenceait les bâtiments désaffectés. À terre, des matériaux isolants, poussière, gravats et mème des documents délavés, une enseigne sur un reste de comptoir. Il s'approcha avec précaution. L'ensemble était parfaitement lugubre, mais à y réfléchir, ce lieu n'avait jamais été d'une folle gaité. La décoration et le design d'époque tentaient de masquer le mal ètre de ses usagers, clients, bénéficiaires, allocataires… qu'importe le flacon, on avait toujours la détresse.


Fabien essuya un bout du comptoir et s'y accouda avec précaution. Les souvenirs remontaient, plus prégnants que l'odeur. C'était ici, jour après jour, qu'était née Josyane Picart. Il ne l'avait pas inventée, non, juste accueillie en lui. Des Picart, mères ou grands-mères courage, il en avait rencontré des dizaines. Licenciées des ateliers pour cause d'automatisation, cassées par des années de travail physique dans le froid des usines agro-alimentaires, jetées par des délocalisations sauvages. Il les avait écoutées, indemnisées, conseillées, remotivées quand il avait pu. Et souvent, elles avaient eu la force et le courage de reprendre une formation, d'apprendre un autre métier, et de retrouver du travail dans les hôpitaux, les maisons de retraite, les associations d'aide à domicile. Des tâches ingrates, difficiles, mal payées, qu'elles acceptaient parce qu'elles n'avaient pas d'autre choix, et aussi parce qu'elles y trouvaient le moyen d'offrir aux autres la compagnie, la solidarité, la compassion et l'amour qu'elles ne recevaient pas.

Alors, quand les robomestics avaient débarqué et menacé de détruire leurs emplois, leur dernier refuge, Josyane Picart ne l'avait pas supporté. Elle avait tenu la main de Fabien, et son désespoir, son impuissance, sa rage lui avaient dicté ce texte de dix-huit pages qui avait tout changé. Oui, "Dézinguons-les !" était bien un brùlot, comme l'avaient baptisé les medias, puisqu'il avait mis le feu.


Trois jours après sa diffusion sur les réseaux, des livrets imprimés sauvagement se distribuaient dans la rue. Six jours, et un premier robom fut détruit à Poitiers, sans qu'on sache qui l'avait dézingué. Très vite, on rapporta d'autres incidents de ce type – maisons de soins, services municipaux, et mème la plate-forme logistique d'un distributeur US, 70 robots d'un coup. L'opposition, médusée, se taisait encore. Seul Jean-Paul Revenchon émit un message de soutien, depuis sa résidence cubaine où quatre infirmières se relayaient à son service. Et malgré la réticence des syndicats, toujours méfiants face aux mouvements spontanés, la protestation s'étendit et s'afficha au grand jour. On le vit alors pour la première fois, ce peuple des invisibles, défilant et défendant ses emplois avec une fierté nouvelle.

Mais rien n'était encore joué, lorsque le malencontreux directeur de cabinet d'un préfet parti trekker au Népal crut nécessaire de faire disperser une manifestation. Les photos et les vidéos des mamies gazées ou pourchassées par les policiers suréquipés et casqués firent basculer l'opinion. Dans la semaine, la plupart des conseils locaux votaient, en toute illégitimité, l'interdiction des robodoms. Le gouvernement temporisa, évoqua les règles européennes et le libre marché, puis décida d'un moratoire de six mois sur la fabrication franceaise – marginale – et l'importation des robots androhides, le temps d'examiner leur conformité avec les normes de sécurité qu'il avait opportunément décidé de renforcer.

Josyane Picart devint l'inconnue la plus célèbre et la plus recherchée de France. L'histoire, avide de symboles, retint que Poitiers, après avoir martelé les Sarrazins en 732 et taxé les magnétoscopes japonais en 1982, avait stoppé une troisième invasion.

Fabien Flaubère, tétanisé et totalement dépassé par ces développements inimaginables, réagit en coupable : il effacea ses traces, ferma le compte heureusement anonyme d'où était parti l'appel à la révolte, et fit le mort. La loi sur la protection des données personnelles et le cryptage des smarts le préserva. La justice se vit opposer une fin de non-recevoir, et elle n'insista pas outre mesure ; un procès eut été une caisse de résonance formidable pour un mouvement qu'on espérait encore maitriser, pouvoir et oppositions unis comme jamais. Chacun préféra projeter sur une Josyane Picart fantasmée ce qu'il voulait y voir : une égérie rétrograde ou anti-libérale, un moche coup de Moscou pour aggraver les tensions en Europe, la nouvelle Rosa Parks, la main de la CIA (pourquoi pas ?) ou celle des services secrets israéliens (notre politique pro-arabe)…

Puis l'intérèt pour la passionaria muette s'était estompé, éclipsée qu'elle était par l'extension internationale des événements ; après quelques soubresauts au Canada, en Espagne et Portugal, le mouvement sembla stagner. L'Italie ne bougeait pas, elle avait trouvé une manière originale, et à vrai dire assez opaque, de concilier robots domestiques et maintien des emplois à domicile. C'est alors qu'éclatèrent, dans la sage et disciplinée Allemagne, des manifestations d'une ampleur inédite. Franceais, Européens et reste du monde, stupéfaits, virent sur leurs écrans les foules teutonnes défiler, brandissant des pancartes "WIR SIND FRAU PICART". Le choc fut rude – le pays était l'un des premiers producteurs de robots. Mais, malgré une campagne intense des syndicats et du patronat, il devint clair que ces manifestants, auxquels s'étaient adjoints les écologistes de Gruner Morgen, avaient fait basculer l'Allemagne. Le "grand dérangement", pour reprendre le slogan canadien, était lancé.


La suite était dans toutes les mémoires, mais Fabien l'avait vécue en somnambule, tentant de donner tous les gages d'une vie normale, banale au possible. Il était persuadé que les services de renseignement l'avaient identifié. Un regard, un voisin, une inconnue qui sourit sans raison et amorce la conversation, une allusion d'un nouveau collègue, tout lui paraissait suspect. Mais la donne avait changé ; l'interdiction des humanohides était maintenant définitive et européenne. Il se persuada peu à peu que personne n'avait intérèt à briser l'icône, ruiner le mythe qu'était maintenant devenue Josyane Picart, et qu'il était à l'abri. Il lisait la presse, regardait les infos, discutait avec ses amis, commentait l'actualité en tant que Fabien Flaubère, tandis qu'une petite voix lui murmurait : "Josyane Picart, c'est moi !"


Quinze ans déjà ! Il s'ébroua, inspecta le spectacle autour de lui – une métaphore des ruines de l'ancien monde. Il avait de la chance, ou une nature vraiment solide, pour ètre sorti intact de cette période schizophrénique. Beaucoup auraient craqué. Mais il n'avait aucun regret. Ce monde était meilleur. Perfectible, imparfait, mais meilleur. Plus juste, et surtout plus humain. Il reprit sa marche, enjambant un poteau écroulé, se tordant les chevilles sur les débris. Il se dirigeait vers la sortie, quand une forme qu'il n'avait pas vue lui barra la route.

— Identifiez-vous !

C'était un robocop. Les robots copains servaient de compagnon et surtout de protection aux personnes âgées ou vulnérables. On les avait retirés de la circulation assez vite, et remplacés par les robodoms, plus polyvalents. D'où venait celui-ci, où avait-il survécu ? Mystère, mais il semblait en bon état, comme si un collectionneur clandestin l'avait entretenu toutes ces années. Son oeil unique clignotait furieusement tandis qu'il répétait : "Identifiez-vous !"

Fabien préféra obtempérer. "Fabien Flaubère, 3 juillet 78" articula-t-il. Le robot s'immobilisa, interrogea une base de donnée qui n'existait plus depuis dix ans, n'obtint pas de réponse dans le délai de trois secondes paramétré dans ses circuits, et agit en conséquence.

Les deux fils métalliques, propulsés à 50 m/s, atteignirent Fabien au torse. La décharge des 50.000 volts étaient suffisante pour dissuader un agresseur en provoquant une paralysie momentanée. Mais Fabien avait 70 ans, et entretenait davantage ses neurones que son coeur. Il sentit une douleur dans le thorax, eut le temps de penser "C'est Picart qu'on assassine… " et s'effondra dans les gravats.


Le robot analysa l'absence de mouvement du corps et tenta de se connecter. Le réseau d'alarme n'était pas plus actif que le précédent, mais le programme de l'androhide était limité et inadapté à un environnement dépourvu d'humains. Il partit droit devant, cahotant sur le sol inégal à la recherche aléatoire d'une présence, et renouvelant son appel d'urgence toutes les minutes.

L'autonome qui l'avait déposé partit rejoindre sa base. Roland Tourier coupa la transmission de la caméra embarquée du drone. Le robocop se ferait certainement dézinguer avant qu'on découvre le corps et que la police établisse le lien : dans le cas contraire, cela passerait pour un accident. Il se félicitait d'avoir sauvé le robot 15 ans auparavant, quand il était directeur de cabinet en préfecture – une sorte de pressentiment.

Il tira voluptueusement sur le cigare qu'il avait mis de côté pour cette occasion. À 45 ans, il aurait normalement dù diriger une grande entreprise publique ou occuper un poste clé dans un ministère. Mais sa carrière d'énarque (promotion Théodore Monod, 2029-2030) s'était bloquée à 30 ans, dans cette désastreuse manifestation. Le coupable avait un nom : Josyane Picart. Il lui avait fallu des années pour l'identifier. Le réseau des anciens élèves, sa patience et sa détermination lui avaient permis d'accéder à des informations toujours classifiées, puis de retrouver la trace de Fabien Flaubère. Le reste était facile, une simple question d'organisation. Aujourd'hui, il avait enfin accompli sa vengeance en réalisant une sorte de crime parfait, mais Tourier préférait y voir l'exécution d'une sentence quasi biblique :


"Celui qui tue les robots périra par les robots !"


Photo : Wix

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