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Julie



Julie était restée longtemps, allongée, immobile et silencieuse, à guetter le moindre mouvement, le moindre bruit suspect. Mais il n'y avait que des ronflements. Doucement, elle s'accroupit, puis se mit debout avec d'infinies précautions.

La peur l'agitait de tremblements, mais elle était bien décidée à partir. Elle saisit son sac et sortit. Le jour allait bientôt se lever. Elle n'avait pas beaucoup de temps devant elle avant qu'ils se réveillent, mais tenter de traverser la forêt dans la nuit noire, c'était la mort assurée. Elle avançait dans une clarté fantomatique qui lui permettait de discerner les troncs, mais pas d'éviter les branches basses ou les obstacles du terrain. Elle avait déjà les pieds en sang, mais cela n'avait pas d'importance. Elle marchait au jugé, se fiant à la légère pente qui menait à la rivière jaune. Il fallait qu'elle puisse la traverser avant qu'ils la rattrapent. Après, c’était sa famille, Solo et ses frères ne le poursuivraient pas.

Bien sûr, ils allaient deviner ses plans, partir eux aussi vers la rivière. Mais que faire d’autre ? C’était sa seule chance, avancer en ligne droite, le plus vite possible. Depuis qu’il avait compris qu’elle n’aurait pas d’enfants, il la frappait encore plus souvent qu’avant. On lui donnait à peine à manger, elle subsistait des fruits gâtés qu'elle ramassait et parfois, d'un morceau de viande qu'elle arrivait à chaparder. Elle était devenue un poids pour la communauté, mais elle lui appartenait toujours – on ne quittait pas la communauté, c’était la loi. Et il n’y avait qu’un seul châtiment pour ceux qui bafouaient la communauté, ses lois ou son dieu.


La certitude que sa mort était proche l'avait poussée à s'enfuir, tant qu'il lui restait assez de forces. Elle était maintenant sortie de la forêt, et le jour naissant dévoilait un maquis de buissons épineux d'où émergeaient quelques arbres. Elle avançait péniblement, imprimant dans la terre ocre des empreintes désespérément visibles. Le souffle lui manquait, et son corps, inapte aux longues marches, lui faisait mal de partout. Un instant, devant un acacia plus grand que les autres, la tentation ancestrale lui vint d’y grimper et de s’y dissimuler. Mais ses traces de pas la trahiraient. Elle reprit sa progression, piquant vers la rivière dont elle apercevait les méandres boueux.

Son espoir fut de courte durée. Au même moment, des cris lointains retentirent. Ils avaient trouvé sa piste. Elle courut, trébucha sur une racine et s’étala dans la poussière. Son sac en peau se déchira, restituant à la terre ses pauvres trésors : des fruits, quelques pierres semi-précieuses et son biface porte-bonheur. Les cris étaient maintenant tout proches, la voix de Solo dominant les autres. Elle se redressa, affolée, jeta un regard en arrière et fit encore quelques pas. Une pierre la frappa à la hanche, la faisant trébucher, puis ils furent sur elle, dans une pluie de coups. Une massue s’abattit sur son crâne, et tout s'éteignit. Bientôt, il n'y eut plus qu'un cadavre que les hommes abandonnèrent dans les sables, avec quelques grognements satisfaits.


****


Marie Lantin se réveilla, la bouche et la mémoire pâteuses. Ce n'était pourtant pas l'alcool. La veille, elle s'était contentée de quelques bulles tièdes pour fêter avec l'équipe une semaine particulièrement riche en découvertes. Non, c'était sans doute le climat de Java au printemps, et la surexcitation permanente, qui lui avaient infligé un sommeil chaotique agité de rêves. Il ne lui en restait que quelques lambeaux dépourvus de sens. Et pas question de les reconstituer, à la différence de ces débris d'ossements avec lesquels on restituait l'entier squelette de l'animal ou de l'hominidé auquel ils avaient appartenu.

Elle secoua vigoureusement la tête, chassant les miasmes de la nuit. Le présent était autrement passionnant. Elle pouvait vraiment se féliciter de son intuition initiale et de sa persévérance. Imaginer que sur l'île de Java, le site de Solo, à proximité du fleuve éponyme, n'avait pas livré tous ses secrets était un pari risqué : les campagnes de fouilles s'y étaient succédées depuis la découverte de l'homme de Solo en 1931. Dix-huit crânes ou fragments crâniens plus tard, la zone était abandonnée. Il avait fallu à Marie un sacré toupet pour convaincre, financer et organiser l’aventure. Et puis, au bout d'un mois, il y avait eu ce crâne presque entier, puis un morceau de mandibule, et dans la semaine déjà une trentaine de pièces. Une découverte majeure, et déjà un triomphe pour l'expédition.


Elle retrouva l'équipe au petit déjeuner, avant le départ pour le chantier.

— Je vous propose de faire un petit récapitulatif de ce que nous savons déjà, et j'aurai aussi une requête.

Elle considéra le silence qui suivit comme un accord.

— Nous sommes certains d'avoir affaire à un homo erectus, probablement contemporain de l'homme de Solo, autour de moins 100 000 ans, au vu des strates dans lesquelles nous l'avons trouvé, et de sa morphologie qui indique une bipédie presque permanente. Et nous avons maintenant confirmation qu'il s'agit d'une femme. Quant à la fracture du crâne, nous ignorons encore s'il agit d'un bris post mortem ou de la cause de sa mort, donc un accident ou un meurtre.

Elle marqua un silence.

— Après tout, les féminicides ne datent pas d'hier…

Roberto, le géologue, l'interrompit gentiment.

— Allez, Marie, ne nous rejoue pas « Me too ». Dis-nous plutôt ce que tu attends de nous.

La voix de Marie s’enroua.

— Eh bien, vous allez trouver ça étrange, mais avant que notre inconnue reçoive son nom officiel, j'aimerais qu'on la baptise "Julie".


Elle ne jugea pas utile de confier que c’était le prénom de sa sœur, ni de révéler les circonstances de sa mort.


Image : Arifhidayat, Public domain, via Wikimedia Commons

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