
Camille Claudel - Les causeuses
— Yaya, pourquoi nous as-tu appelées en pleine nuit ?
— Nabou, mes sœurs, j'ai eu un rêve, un grand rêve. Nous sommes en danger !
— Quel danger, Yaya? Dis-nous ton rêve !
— Safi, j'ai rêvé que des hommes cruels arrivaient. Des hommes pâles, plus pâles et plus cruels encore que ceux qui viennent à travers le désert pour nous rafler et nous emmener en esclavage. J'ai vu leurs lèvres minces, leurs nez pointus, leurs visages agités et sillonnés de rides, leurs regards fixes, qui cherchent toujours. Aujourd'hui, c'est nous qu'ils cherchent ! Nous, les femmes, les hommes, les enfants, toute notre tribu. Il faut fuir !
— Yaya, où irons-nous ? Comment laisser notre village et nos champs ?
— Je ne sais pas, Coumba, je ne sais pas. Ils arrivent par la mer. J'ai vu des bateaux énormes, plus gros que toutes nos pirogues rassemblées, qui portent des arbres plus hauts que des palmiers.
— Yaya, tu es notre prêtresse. Tu peux nous protéger de ces démons ?
— J'ai invoqué le Dieu du grand fleuve et les esprits de la forêt. Mais ils ne m'ont pas répondu. Je vous ai fait venir pour prier avec moi. Le jour va se lever. Mettons les masques sacrés et dansons pour que les âmes des ancêtres se portent à notre secours.
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Extrait d'une lettre du capitaine Julien Richier, datée du 7 mars 1712 [repris en français moderne] :
… ce n'est que ma deuxième expédition négrière, et j'ai considérablement appris de la première, non pas tant en navigation qu'en marchandage avec les fournisseurs et en maniement des hommes et des nègres. Et je peux maintenant affronter sans hésitations des événements qui m'auraient pris de court auparavant.
Après deux mois pour rassembler l'ensemble de la cargaison, nous avons finalement quitté Ouidah il y a une semaine avec 143 nègres, 11 négrillons, 82 négresses et 6 négrites, soit 242 captifs, tous examinés par le chirurgien et déclarés en bonne santé.
Hier, j'ai dû faire noyer à vif une négresse dont on m'avait rapporté le comportement rebelle et l'influence détestable qu'elle avait sur les autres, et même sur l'équipage, que ses simagrées et ses glapissements commençaient à inquiéter lors des danses forcées[1]. Certains craignaient qu'elle fût une sorcière et qu'elle nous jetât le mauvais œil, tu sais comme les marins sont superstitieux. Là encore, l'expérience m'a appris qu'une fermeté rapide, mais dépourvue de cruauté – tu connais mes principes – est préférable à un supplice tardif qui suscite la haine des captifs et nourrit la révolte. Depuis, la cargaison semble calme, même si trois négresses continuent à refuser de manger. Si cela perdure, nous devrons les gaver avec l'ouvre-bouche métallique qu'un ferronnier nantais m'a confectionné et qui rend cette corvée bien plus facile. Il n'est pas acceptable de perdre ainsi trois esclaves, sans compter l'effet de contagion sur les autres.
Passons aux bonnes nouvelles : le charpentier Durand, qui est un homme précieux, m'a fait part d'une idée qui lui est venue : réaliser un faux-pont démontable qui s'intercalerait à mi-hauteur de l'entrepont. D'après ses calculs, on pourrait ainsi entreposer 60 nègres supplémentaires, en position allongée ou assise pour les plus petits. Cela nous permettrait de passer de deux captifs par tonneau à deux et demi, ce qui est un rendement exceptionnel et ravira notre armateur, le sieur Montaudoin. J'ai récompensé Durand sur-le-champ et lui ai demandé de se mettre au travail, avec trois marins pour l'aider. Nous avons en conséquence changé de route et allons faire une escale à l'île de Gorée. Cela ne nous coûtera que trois jours de navigation, pour compléter la cargaison d'esclaves et aussi permettre au tonnelier d'approvisionner le surplus d'eau et de vivres nécessaire. J'en profiterai pour confier cette lettre à un navire qui revient en France, de sorte que tu puisses la recevoir dans quelques mois et rassurer notre mère.
Tu sais que les attendrissements ne sont pas mon fort. J'espère ardemment vous revoir dans moins d'un an, si Dieu le veut, et vous serrer tous les deux dans mes bras.
Ton grand frère
Julien
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Après une escale à l'île de Gorée, l'Espérance, navire négrier de 120 tonneaux, transportant approximativement 300 esclaves et 35 hommes d'équipage, n'est jamais parvenue à Saint-Domingue, sa destination. Aucun naufrage n'a été signalé dans cette période sur ces côtes africaines ou antillaises, et aucune épave n'a été retrouvée depuis. On ignore toujours pourquoi et comment l'Espérance[2] a disparu.
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