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La jeune femme au foyer



Les yeux dans le vague, assise sur la banquette adossée à l'escalier, elle fait face au foyer. La maison de famille si animée en été est vide ce samedi d'automne. Il ne fait pas si froid dehors, mais l'antique radiateur peine à assécher la pièce. Ce matin, après un café brûlant, Marion a allumé un feu dans la cheminée. Pull-over retiré, elle goûte le plaisir physique, animal, de se rôtir la peau devant les flammes. Elle en oublierait presque pourquoi elle est là.

Elle est arrivée hier soir, tard, après le travail et trois heures de route, avec quelques provisions et un sac de couchage. Elle a passé la nuit recroquevillée dedans, en survêtement et chaussettes. Une retraite ou une fuite ? Un peu les deux. Elle avait besoin d'être seule, de réfléchir dans le calme, loin des avis péremptoires et des conseils éclairés. D'ailleurs, à qui pourrait-elle se fier ?

À ses copines ? Elle connaît déjà leurs réponses. Chacune est persuadée d'avoir fait le bon choix. Sa meilleure amie file le parfait amour et une grossesse épanouie avec un type qui la transforme peu à peu en légume, sous les yeux horrifiés de la bande. La majorité se débat dans un célibat chaotique, et discute surtout des performances des applications de rencontre et de celles des spécimens qu'elles swipent. Parfois, l'une d'elles évoque un homme qu'elle refuse de leur présenter – vous seriez jalouses ! – et l'on en entend plus parler. Marion, elle, a du mal à s'y retrouver.


Une bûche éclate, des brandons dégringolent sur le carrelage, à la lisière du tapis. Elle les repousse de la chaussure, attrape la pelle à feu et les remet dans l'âtre. Karine n'apprécierait pas qu'elle abîme son tapis, cadeau de son dernier compagnon. Elle ne l'a pas prévenue de son passage à la villa. Quant à lui parler de ce qui l'agite… à quoi bon ? Nourrie au lait post soixante-huitard, sa mère a assumé sa liberté sexuelle et ses conséquences. Marion serait mal placée pour lui reprocher de l'avoir gardée. Le père n'a pas tenu sa promesse de divorce, c'était un lâche, dit Karine. En tout cas, il a refusé de reconnaître sa fille et de verser une pension alimentaire. Jusqu'à ce que la justice le condamne à le faire. Et il n'a jamais voulu rencontrer Marion. Non, sa mère est une guerrière, et sa réponse serait conforme aux valeurs pour lesquelles elle milite : un probable Ma chérie, c'est à toi de décider, on s'est battues pour ça !

Et Ugo ? Elle fronce le nez. C'est trop tôt. Ils se fréquentent depuis six mois. Elle n'a pas tiré de plans sur la comète, cet astre errant dont l'arrivée illumine le ciel avant de redevenir un amas de poussières grisâtres et de disparaître. Un peu à l'image du mâle, enfin, des quelques-uns qu'elle a connus avant lui. Alors, même si tout va bien, même si ce qu'ils vivent ressemble à l'amour, elle a besoin de temps. Et lui aussi, sûrement, c'est trop tôt. Elle a prétendu qu'elle partait ce week-end voir sa mère, à la villa.

Et puis, il y a son travail ! C'est sa priorité. Après ses études de droit et quelques années de galère dans des missions en CDD, elle a enfin trouvé un vrai poste chez un administrateur de biens. Le cabinet est récent, en pleine expansion, l'équipe jeune et féminine. Marion s'y sent bien, elle ne veut pas louper les opportunités qui vont se présenter. Trois mois d'arrêt, peut-être même neuf, ce serait un gâchis professionnel… sans compter le sentiment de trahison vis-à-vis de sa directrice. De femme à femme, c'est encore pire !


Un spasme interrompt ses réflexions. Elle se lève d'un bond, se masse le ventre. Une nausée ! Déjà ? ça n'est pas possible ! Elle est enceinte depuis quoi, trois semaines et demie ? Cette fichue virée en amoureux, loin de tout, où elle avait oublié d'emporter le nécessaire. Bonjour l'acte manqué ! Elle n'en a pas parlé à Ugo, elle n'a pas voulu gâcher leur escapade. Quand elle a retrouvé une pharmacie, trois jours s'étaient écoulés, et la pilule du sur-surlendemain… n'a pas fait son job !

Le feu agonise, la pièce se refroidit. Et si elle allait se promener, au lieu de ruminer ? Mais Ugo est toujours là, dans sa tête. Pourquoi ne lui a-t-elle rien dit ? En fait, c'était le moment ou jamais de savoir ce qu'il avait dans le ventre, se dit-elle, et l'expression la fait rire. Et s'il valait mieux que les autres, que son père ? Il y avait un seul moyen de le savoir, c'était d'en parler avec lui. Et elle a réussi à mettre 300 kilomètres entre eux, et à s'isoler dans une maison au milieu des pins où même les appels de portable ne passent pas ! Bravo l'artiste !

Après tout, ce n'est pas plus mal ainsi. Elle va lui envoyer un SMS. Pas de risque de dérapage, elle va peser tous les mots. Il recevra le message en différé, il aura le temps de réfléchir à la réponse, du moins s'il veut répondre. S'il se tait, eh bien ce sera quand même une réponse ! Elle écrit, relit, hésite, efface, réécrit, et finalement envoie le texte : Ugo, je suis bien à la villa, mais seule. Enfin, pas tout à fait : je suis enceinte.

Pas de chéri, pas de je t'aime, pas de rappelle-moi… une bouteille à la mer, en mode électronique.


Elle ne va pas rester ainsi, enfermée, en attendant la réaction d'Ugo. Tout d'un coup, il faut qu'elle bouge, qu'elle sorte. Elle met sa doudoune, prend une couette, part dans la pinède, marche dans les aiguilles qui craquent sous son pas, respire à pleins poumons, descend vers le lac, la plage déserte. Le paysage l'apaise, les pensées s'allègent. Elle s'allonge sur le sable, s'enroule dans la couverture. Le temps ralentit, les nuages s'immobilisent.

Elle s'est assoupie. Son téléphone bipe. C'est le SMS d'Ugo, laconique.

J'arrive !



Tableau : Cécile Nivet - Ma sœur

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