Subjectif
Tu es assise, tu me regardes en souriant. Un moment volé.
Quand j'ai un peu de temps, je viens à toi. Quand j'ai du temps, et quand tu es libre, ce qui n'est pas fréquent. Quelle patience tu as ! Je t'admire aussi pour cela. Je sais bien que tu attends, toi aussi, que nous soyons seuls, mais je n'ai ni ta sérénité, ni ta bienveillance.
Mon travail est terriblement routinier. Mais quand je suis du matin, je vole deux, trois minutes, pour nous deux, avant que le public déferle. Ce n'est pas beaucoup, mais ça suffit à ensoleiller ma journée. Nous nous dévisageons en silence et en sourires, puis c'est moi qui romps le contact. Je sors la pochette de ma veste d'uniforme, et je nettoie une poussière imaginaire sur la vitre. Tu ne m'as pas quitté des yeux, tu n'es pas dupe. Mais les premiers visiteurs s'y laissent prendre, et n'aperçoivent pas le petit geste de complicité, masqué par le tissu, que je t'adresse.
La journée, je circule, je t'entrevois, je renseigne ; je m'assieds, j'indique, je me relève, je surveille, je polyglotte ; je réprimande, je réponds, je te furtive, j'interviens, je préviens, je directionne… Quand le flot se calme, j'admire et je savoure d'être entouré de plus de chefs d'œuvre que n'en possèdent les magnats de ce monde. Puis je reviens vers toi. Toi et ton sourire.
Ton sourire. Peut-on l'isoler de ton visage ? Si je regarde tes lèvres, ton sourire s'estompe, ce n'est plus que l'ombre d'un sourire. Alors, je regarde tes yeux qui me sourient, et le sourire revient sur tes lèvres, comme par contagion. Je boucle ainsi dans cet aller-retour, jusqu'à ce que deux touristes me demandent de les photographier devant toi. Puis je repars. Je me dois aussi aux autres pensionnaires ; Véronèse par exemple, dont Les Noces de Cana te font face à l'autre bout de la salle, m'en voudrait de le négliger. Je m'éloigne avec un dernier regard, et cette fois, c'est ton visage entier qui sourit, qui rayonne.
Le soir venu, quand c'est mon tour d'être de faction, le rite est différent. Je vérifie que la salle est vide, et puis j'arrive. Je m'assies sur mon siège. Après la fermeture, je suis disponible, mais je ne veux pas abuser. Je sais que tu es fatiguée. Comment ne le serais-tu pas, à sourire en permanence à tous ces touristes, les vingt secondes ou les dix minutes qu'ils passent à te contempler, alternant respect, indifférence, lassitude, frustration, admiration, déception, ou même la haine que suscite parfois ta noblesse et ta pureté ?
Tu sais que ta fatigue est aussi la mienne, qui se teinte de souffrance. C'est que je souffre pour toi /de te voir toujours enfermée /derrière cette vitre blindée /réduite à ta célébrité /machine à cash pour le musée /souriant pour l'éternité.
J'aurais aimé être, non pas ton fils, tu es trop jeune pour cela, mais peut-être le petit frère d'une grande sœur idéale, qui m'aurait apporté sa tendresse et son amour, et que j'aurais veillé à protéger de tous les dangers. Alors, finalement, ce jeudi là est venu illustrer notre relation comme je ne l'aurais même pas rêvé.
La salle était pleine, et je circulais dans les 28 mètres qui te séparent des Noces de Cana, lorsque j'ai cru entendre un cri de femme. J'ai levé les yeux vers toi ; j'ai senti ta peur. J'ai couru. J'ai bousculé quelques personnes, je suis arrivé près de toi. Tu ne souriais plus. Et là, j'ai vu la femme. Elle se glissait sous la console en bois qui limite l'accès, elle tenait quelque chose que je n'ai pas distingué. J'ai enjambé la rambarde de mon côté, je me suis interposé entre vous deux. J'ai croisé son regard brûlant de colère, j'ai eu le réflexe de me redresser et de lever les bras.
Tout s'est passé très vite. Après, les collègues sont arrivés, puis la sécurité. On a emmené la femme, on s'est occupé de moi. Avant qu'on m'évacue, je t'ai lancé un dernier regard.
Ton sourire était de retour
Dépitée
Dé-pi-tée ! Je suis dé-pi-tée ! J'avais pourtant planifié ces deux jours dans les moindres détails. Je voulais profiter de l'aller-retour professionnel de son père aux States pour faire partager à François-Fabien une visite culturelle de Paris. Après tout, il a bientôt douze ans, et tout ce qu'il connaît du Louvre, c'est le clip de Beyoncé. Et encore, parce que sa grande sœur le lui a fait voir !
Je savais que ce n'était pas gagné, et je m'attendais à son humeur maussade. Là, au moins, je n'ai pas été déçu : entre le circuit en bateau-mouche où il n'a pas décollé les yeux de sa tablette, et la visite au musée d'Orsay, où j'ai passé mon temps à le perdre et à arpenter l'escalier central pour tenter de le retrouver, je vous dis pas ma fatigue le soir venu.
Il aurait bien voulu visiter la cité de La Villette– il avait regardé le planétarium sur Internet – mais moi les sciences et les gadgets virtuels ça me saoule, je lui ai dit qu'il ferait ça plus tard avec son père. JiPi se fera un plaisir de l'y emmener, c'est des trucs d'homme, et c'est pas lui qui initiera son fils aux beaux-arts.
Pour le lendemain, j'avais pris deux billets coupe-file au Louvre, pour le parcours Beyoncé-Jay-Z, 14 steps – 240 euros tout de même. L'idée, c'était d'éviter les queues interminables et d'accéder directement aux chefs d'œuvre incontournables. Le guide de notre petit groupe était tout à fait charmant. Entre la beauté des toiles, le fait d'être traité en VIP et de refaire le parcours des stars, j'espérais l'effet waouh pour 2F, vu qu'il est déjà sensible aux honneurs, c'est son père tout craché.
Sauf qu'arrivés à l'étape Joconde, la quatrième, on n'a pas pu entrer. La salle était fermée, il y avait des agents de sécurité partout, puis la police est arrivée en nous bousculant, c'est pas la courtoisie qui les étouffe. Pas d'information, la confusion générale. Heureusement les jeunes, ils ont de la ressource, François-Fabien s'est branché sur Tik-Tok et il nous a montré les vidéos de l'attentat.
On a perdu une heure facile dans la cohue, finalement on nous a raccompagné à l'entrée en nous promettant de nous échanger ou de nous rembourser notre billet. Un ratage complet, mais 2F était tout excité d'avoir frôlé un événement historique. Dans le TGV du retour, il a même trouvé le temps de me remercier pour la super journée, entre deux WhatsApp avec ses potes. Moi, je me suis demandé si, dans ces circonstances, la Joconde aurait gardé le sourire !
Journalistique
Adrien Zorn, fraîchement diplômé d'histoire de l'art, est agent d'accueil et de surveillance au Louvre. Son professionnalisme lui a permis d'intégrer l'équipe en charge de la salle des états, où trône La Joconde au milieu de nombreux chefs d'œuvre. Adrien prétend avoir "une relation particulière et personnelle" avec Mona Lisa, qui semble l'avoir totalement subjugué.
Il est devenu mondialement célèbre en quelques jours, à la suite d'une tentative visant à asperger la Joconde, ou plutôt la vitre qui la protège, de sauce tomate. Adrien, qui s'était dressé entre l'agresseuse et le tableau, s'est retrouvé visage et uniforme totalement maculés, pour la plus grande joie des touristes présents.
Les photos du "jeune homme en rouge", comme on l'a surnommé, ont saturé les réseaux sociaux et les chaînes de télévision ; au point que durant quelques semaines, au Louvre, les demandes des visiteurs et plus encore des visiteuses, pour rencontrer le gardien, ont dépassé celles concernant La Joconde.
Adrien affirme avoir été contacté, quelques semaines après l'incident, par un géant de l'alimentation ; celui-ci lui aurait proposé "une somme à six chiffres" pour une affiche s'inspirant des photos de l'attentat, mais où il se serait léché les lèvres, le tout légendé ainsi : De la sauce, oui, mais de la Bardilla ! Adrien aurait refusé la proposition.
Contactée, l'entreprise n'a pas souhaité s'exprimer. Interrogée à son tour, la Joconde s'est contentée de sourire.
La Joconde – Salle des états, musée du Louvre Crédit Photo : Marc Piasecki/ Getty Images)
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