Pleine lune, le bateau se balançait sous les étoiles. La petite brise nocturne suffisait à le faire tanguer, tandis que Le Coblence, amarré à ses côtés, gardait son immobilité majestueuse. La pleine lune me met toujours dans un état un peu nostalgique. Mais je n'avais pas le temps pour la nostalgie, ni pour ces quelques secondes de distraction. Je détachai mon regard du fragile voilier et remis mon attention sur la conférence.
L'intervenant achevait son exposé sous des applaudissements plus convenus que convaincus. La fatigue, sans doute. La croisière touchait à sa fin, et l'accumulation des excursions, des soirées prolongées, des repas trop riches et de la consommation effrénée d'alcool faisait son effet. Je pris le micro pour remercier l'intervenant, et rappeler le programme du lendemain, puis la sono attaqua un programme dansant soigneusement calibré. Une moitié de l'assistance alla se coucher ou partit sur le pont supérieur contempler la vallée du Rhin. L'autre partie se rua au bar avant de regagner les fauteuils moelleux du salon.
Quelques couples gagnèrent la piste : la soprano avec le pianiste ainsi que la violoniste et son ami, que j'avais tous incités à lancer le mouvement ; un entrepreneur indien en turban et sherwani de soie doré, et sa femme, vêtue d'un sari chatoyant qui éclipsait les robes de soirée des musiciennes ; deux couples de quadragénaires voyageant ensemble, des pharmaciens lyonnais, jupes courtes et complets baskets ; un autre couple aussi : Mathilde et Bruno – le mâle tatoué et avantageux dont la présence m'inquiétait – tous deux en tenue casual. Puis arrivèrent ceux qui attiraient tous les regards et tous les commentaires ; les jeunes mariés, Birgitt et Mansour. Le pire n'était pas certain, mais il était désagréablement possible.
Je rembobinai le film de ces six derniers jours.
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Il est fréquent d'accueillir un couple en voyage de noces dans nos croisières, mais celui-ci était atypique ; elle, la trentaine triomphante, blonde sculpturale et pour le moins sensuelle ; lui, dix ans de plus, un peu d'embonpoint, droit comme un i pour atténuer la différence de taille, nez busqué, regard noir et perçant. Il était libanais, elle allemande, et les huit jours du Rhin romantique étaient le cadeau de Birgitt pour faire découvrir son pays à Mansour.
Les passagers n'avaient pas tardé à les découvrir. À la première soirée sur le Coblence, Laetitia et Lucas, voix et piano, avaient entonné en leur honneur Happy, de Pharrell Williams, en invitant le couple à rejoindre l'estrade. Birgitt ne s'était pas fait prier. Elle avait entraîné son mari, visiblement réticent, dans une chorégraphie endiablée ou sa maladresse ne faisait que souligner la grâce et le sex-appeal de son épouse. En une minute, la petite scène avait été envahie par des passagers, la plupart masculins, se trémoussant à l'envi et tentant de se rapprocher de la danseuse. Il avait fallu 20 minutes et un cocktail improvisé pour que le calme revienne et que le programme de musique classique puisse démarrer. Depuis, les passagères surveillaient leur compagnon et fuyaient Birgitt ; quant à Mansour, il fusillait du regard tous les hommes qui approchaient sa femme à moins d'un mètre.
L'épisode m'avait alerté. J'avais donné des instructions pour qu'on limite au maximum les soirées dansantes. Mes 15 ans de métier comme directeur de croisière m'ont appris à anticiper les crises. Un bateau est un univers clos, que la moindre perturbation envahit tout entier. Sur le Coblence, on accueille 150 passagers avides de profiter de chaque instant, et 35 personnes ont pour mission qu'ils repartent satisfaits. La plupart d'entre eux se fondent dans les entrailles du navire, travaillent dans l'ombre et n'apparaissent que lorsque leur présence est indispensable. C'est une organisation précise comme un mouvement d'horlogerie, qu'un grain de sable peut bloquer. Et moi, je suis responsable du succès ou de l'échec de chaque croisière. Le couple était devenu mon obsession.
J'avais consulté mes fiches et demandé des infos à la compagnie. Elle, ex influenceuse devenue mannequin, avait à son tableau de chasse un sportif connu et quelques personnalités des médias. On la trouvait facilement sur Internet dans toutes les tenues et absences de tenue possibles, ainsi que des clips publicitaires décomposant sa séduction en une large gamme de produits de beauté. Les informations sur Mansour étaient bien plus rares ; de double nationalité libanaise et suisse, fils d'un père lui-même dans le business, il brassait beaucoup d'argent. Voilà ce que l'on pouvait dire. Le reste était spéculations : on évoquait un rôle d'intermédiaire entre états officiellement ennemis – trafics d'armes, libérations d'otage… tous domaines inavouables où il lui fallait rester couvert, au contraire de son épouse.
Tout cela n'était pas rassurant. J'avais donc prévenu mes collègues sur la nécessité de surveiller discrètement Birgitt, et de s'assurer que rien n'adviendrait qui puisse provoquer un drame. La jalousie de Mansour était un atout, mais s'il participait avec son épouse aux excursions, il ne suivait pas les séances de gymnastique matinale, où la présence de Birgitt avait attiré quelques hommes du genre beau gosse entreprenant.
Le dérapage se produisit mercredi, le cinquième jour. Mansour avait décliné l'après-midi à Rudesheim, consacré à la visite du vignoble et à la dégustation en cave viticole. Accaparé par l'organisation et les questions du groupe, je mis quelque temps à m'apercevoir que Birgitt était absente à la dégustation. Elle nous rejoignit deux bonnes heures plus tard, au départ du car, après le temps alloué au shopping en ville. Il manquait encore quelqu'un : Bruno, qui arriva quelques minutes après et s'assit loin de Birgitt. Je réalisai alors que l'épouse était restée à bord du Coblence. Vu l'attention que l'on portait à Birgitt, aussi bien que de l'attirance qu'exerçait Bruno sur les femmes, il était très probable que je ne sois pas le seul à avoir remarqué leur absence. Il ne me restait qu'à prier, chose dont j'ai perdu l'habitude, pour qu'une âme charitable ne rapporte pas l'histoire à Mansour.
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Nous étions maintenant vendredi. Deux jours s'étaient écoulés sans esclandre ; la croisière se terminait demain avec la traversée des gorges du Rhin et le rocher de la Lorelei, la blonde nymphe dont le chant captivait les marins et les entraînait dans la mort. Et je me demandais quelle victime allait faire Birgitt, notre femme fatale, qui venait d'entrer sur la piste de danse.
Elle avait bien fait les choses, en tout cas si elle cherchait à subjuguer la moitié des passagers et à scandaliser l'autre ; ses cheveux blonds noués en un chignon lâche, un collier de perles, un crop top blanc qui entourait avec difficulté une poitrine trop parfaite pour être naturelle, avant de flotter autour d'un ventre plat et musclé. Un legging noir moulait des fesses superbes et des jambes irréprochables. Des bottillons à talons hauts les allongeaient encore et lui donnaient une bonne tête de plus que son mari, condamné d'entrée à un rôle de pantin pitoyable.
Il y eut comme un effet de souffle, de ceux qui suivent la détonation d'une bombe. La musique n'arrivait plus à mes oreilles. Birgitt dansait non pas avec, mais face à Mansour, se déhanchant lascivement. Au rythme du slow, les pointes de ses seins dessinaient des arabesques sur l'étoffe, et je me surpris à les suivre d'un regard fasciné. Je me secouai. Que faire ? Intervenir ? Sous quel prétexte ? Mais le temps de me questionner, les événements s'étaient précipités.
Ce fut d'abord Mansour qui, sans doute honteux et furieux de cette vague de désirs masculins qu'il sentait monter, quitta la scène en gesticulant. Birgitt, comme seule au monde, poursuivait ses ondulations suggestives. Alors Bruno, plantant brutalement Mathilde, vint se planter devant elle. Il lui prit le bras d'autorité et la plaqua contre lui, l'enlaçant dans une danse presque immobile.
Je me levai en hâte et je vins au côté de Mathilde pour jouer les cavaliers et tenter de masquer l'affront qu'elle venait de subir. En vain ; tétanisée, elle ne me voyait même pas. Elle marcha comme un robot vers le couple, attrapa Birgitt par son chignon et lui administra une gifle monumentale. Birgitt vacilla, mais ne répondit pas. Bruno saisit Mathilde pour la maîtriser, la musique s'interrompit. Heureusement, Mansour n'avait pas assisté à toute la scène, il devait arpenter le pont supérieur pour se calmer. Je pris le micro pour minimiser l'incident, annoncer l'interruption de la soirée et convier ceux qui le souhaitaient au bar. La croisière ne s'amusait plus.
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Cette nuit-là, je ne dormis pas beaucoup. J'avais institué un tour de garde avec l'agent de sécurité, l'infirmière, et le barman Nous nous étions relayés pour surveiller les cabines des deux couples, mais rien de plus que des cris et des pleurs. S8a-Au petit déjeuner, tous les quatre arrivèrent tardivement, épiés plus ou moins discrètement par les passagers encore présents. Bruno présentait quelques marques de griffure au visage. Birgitt portait des lunettes noires, et son maquillage dissimulait mal des traces de coups. Je demandai à l'infirmière de la prendre à part, de lui proposer un constat médical et de lui signaler qu'elle pouvait porter plainte auprès du commandant de bord. Elle refusa.
Je les perdis ensuite de vue jusqu'au déjeuner, auquel tous les quatre participèrent en silence. Puis les passagers s'agglutinèrent sur la terrasse avant et le pont supérieur à l'approche du rocher de la Lorelei, point d'orgue de notre croisière. J'allai d'un emplacement à l'autre, sans les apercevoir. Je supposai qu'ils étaient restés en cabines, préférant ne pas se mêler à la foule.
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Je me demande encore si j'aurais pu mieux faire. Difficile à dire, puisqu'on ignore le quand et le comment. Après avoir lancé l'alerte sur la disparition de Bruno et déclenché les recherches, nous étions revenus à Strasbourg, où l'équipage et les passagers étaient consignés sur le Coblence en attendant d'être interrogés. La complexité juridique de la situation – un probable assassinat sur un morceau de territoire français flottant dans les eaux territoriales allemandes – entraînait l'application des règles définies entre les états riverains du Rhin et nécessitait l'intervention conjointe des autorités des deux pays concernés.
Le temps que le dispositif se mette en place, Mansour avait pu faire reconnaître sa qualité de conseiller économique à l'ambassade du Liban à Berne et quitter la France sans même être interrogé. Un coup de théâtre qui tuait dans l'œuf toute possibilité de faire la lumière sur ce qui s'avérerait être un assassinat. La police dut se contenter de recueillir un témoignage sommaire de Birgitt avant de la laisser partir elle aussi, contre la promesse verbale de répondre à de futures convocations de la justice.
On a fini par retrouver dans le Rhin le corps de Bruno, plaie au crâne et poignets liés. La noyade est la cause de la mort, et l'eau dans ses poumons est bien celle du fleuve. Pour le reste, la justice manque d'indices et de témoignages, même si l'identité du coupable ne fait de doute pour personne. Quelques semaines après les faits, la Suisse a déclaré Mansour persona non grata, mais il avait déjà quitté le pays, sans doute pour le Liban, où l'on perd sa trace. Quant à Birgitt, elle a disparu des défilés aussi bien que des médias qui entretenaient sa notoriété. Difficile de croire qu'elle ait choisi de changer ainsi de vie du tout au tout.
J'y repense souvent. Comment Mansour seul aurait-il pu assommer Bruno, le ligoter, et enfin transporter le corps et le faire basculer dans le fleuve ? Le tout sans se faire remarquer. Il lui aurait fallu un ou plusieurs complices, pour l'aider à accomplir son crime, ou au moins détourner l'attention de l'équipage. Quand j'en suis là de mes réflexions, je préfère m'arrêter. J'ai peur des conclusions auxquelles m'amènerait mon raisonnement.
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Le site de la Lorelei est toujours aussi superbe. Curieusement, la statue qui la représente n'est pas installée au sommet du rocher où la légende la situait. Elle se niche au ras des flots, face à lui. Les remous d'un courant rendu impétueux par le rétrécissement du Rhin ne mettent plus en danger les navires modernes ; et il n'est plus besoin d'une nymphe funeste pour interpréter des naufrages qui n'ont plus lieu.
Pourtant, je sais que la prochaine fois que Le Coblence doublera le rocher, je regarderai la statue de la Lorelei, et je penserai à Birgitt, avec un petit pincement au cœur.
Photo: statue de la Lorelei – Jochen Tack
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