suivi de La Petite Sirène
Il fait effroyablement froid. Mais personne autour d'elle ne le ressent. Les gens marchent, regardent les vitrines ou s'attardent aux terrasses des cafés, comme si de rien n'était. Judith touche son visage : il est tiède. Le froid est en elle, à l'intérieur. Il glace ses os ; il gagne son cœur, elle le sent.
Elle tapote une nouvelle fois son portable : plus d'injures, plus de menaces. Elle scrolle les derniers messages ; ils datent d'avant-hier. "Tu pues, esclave !" "Si j'étais moche comme toi, je me suiciderais.". Et puis enfin : "Tu ne mérites même pas qu'on t'insulte : adieu, la poubelle, tu n'existes plus !"
Sonia, son ex meilleure amie, et sa bande, l'ont black-listée. Elle a pourtant tout subi, tout accepté pour rester avec eux : se faire traiter de grosse, de salope ; qu'on lui jette son sac pour la voir ramasser ses affaires à genoux devant tous les autres ; les croche-pieds, les gifles, les vidéos. Elle se disait que ça s'arrêterait, que le groupe passerait à autre chose, ou se trouverait une autre victime.
Elle n'en pouvait plus, mais elle a continué. À mettre des manches longues et des pantalons pour que ses parents ne voient pas les bleus, à faire semblant d'être malade pour échapper à l'école, à vomir tous les matins avant d'y partir… Et voilà qu'elle est terrifiée du silence de la bande, comme d'un abandon. C'était le dernier fil qui la retenait, un lien de souffrance et de culpabilité. Et s'ils avaient raison ? Si elle ne méritait pas de vivre ? Si elle n'était rien ?
Judith a marché comme un zombie, dans le soir qui tombe. Au hasard ? Ses pas l'ont conduit sur le quai, au bord du fleuve. Elle descend un escalier. Elle n'a rien décidé, elle est trop fatiguée pour cela. Les gestes s'enchaînent, presque machinalement. Elle pose son sac et son portable ; elle défait les lacets de ses baskets ; elle les attache ensemble en passant autour de ses chevilles. Elle prend soin de faire plusieurs nœuds, sans boucles Elle ne pourra plus les enlever, ni desserrer les jambes.. Tout est prêt pour le dernier acte.
Elle s'assied au bord du quai, trempe les pieds. C'est froid aussi. Un coup de reins, elle glisse dans l'eau, droite comme un I, sans le moindre remous. Sur le quai, le portable vibre, une image apparaît. Un visage souriant de femme.
*****
Je venais de taper le texte ; il y eut alors une voix, une petite voix de fille.
— Elle ne va pas mourir ?
La voix venait… d'en bas. Stupidement, je me penchai. Rien, bien sûr. Mais une voix de garçon protesta à son tour :
— J'ai une petite sœur, je veux pas qu'elle meure ! Et Judith non plus !
J'étais embarrassé. Dépassé aussi. Une sorte de bruissement montait, comme le mélange de milliers de voix. D'abord trop faibles pour que je puisse les distinguer, elles se renforçaient d'instant en instant, jusqu'à former un brouhaha qui m'assourdissait. Je fus obligé de crier.
— Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous, à la fin ?
Le tumulte se calma un peu. Une troisième voix me répondit.
— Nous sommes les enfants. On en a marre de ces histoires tristes ! Tu n'as pas le droit de tuer des enfants, même pour de faux !
Je tentai de répondre, de me défendre.
— C'est le monde qui est comme ça. Je ne fais que le raconter !
— C'est le monde que vous avez fait. Le monde des adultes. Votre monde est violent, il est moche ! On n'en veut pas !
Un enfant ajouta : c'est toi qui écris cette histoire. Change-là ! Rends-nous la petite fille !
La clameur reprit. Ils parlaient tous en même temps : "Rends-nous Judith ! Ne tue pas les enfants ! Tu es méchant ! On veut des histoires qui finissent bien !"
C'était insupportable. Je me remis au clavier. Je tapai une première lettre, et le silence revint.
*****
Le froid comme une gifle. Elle ouvre la bouche sous le choc. Elle boit la tasse, tousse, suffoque, gesticule frénétiquement. Elle a pu remonter à la surface, elle aspire une goulée d'air, replonge, remonte. Avec ses jambes entravées, elle ne va pas tenir très longtemps. Le courant l'entraîne doucement vers le milieu du fleuve. Il n'y a personne pour la voir ou l'entendre. Elle va mourir.
Alors, une formidable révolte l'envahit. Elle veut vivre, revoir ses parents, tout leur dire. Quitter le collège, Sonia, la bande. Elle essaie de se calmer, de coordonner ses mouvements. Et soudain, elle pense à ce dessin animé qu'elle adorait quand elle était enfant, au point d'avoir obtenu une panoplie de sirène. Avec les bras, elle maintient tant bien que mal sa tête hors de l'eau ; en ondulant du buste jusqu'aux pieds, elle tente d'avancer vers la rive. Maladroitement au début, puis un peu mieux. Le froid commence à la paralyser, mais la berge est proche maintenant. Elle s'affale sur le sable. Les lacets sont trop serrés, elle ne peut pas marcher. Elle rampe et se hisse difficilement hors de l'eau, sur les rochers.
Elle grelotte, ses vêtements ruissellent. Elle s'assied en amazone, s'appuie sur le bras, et regarde le fleuve qui a failli l'engloutir.
*****
Je m'arrêtai de taper. J'écoutai, un peu anxieux. Rien. Ou bien j'avais rêvé, ou alors, les enfants étaient satisfaits…
Photo : pics.freeartbackgrounds.com
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