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La très triste histoire de Georges Petit-Texier

Vous trouverez dans ce récit un certain nombre de "clichés littéraires", en caractères gras, suivis d'un commentaire en italiques. La traque des clichés littéraires est un sport toujours réjouissant, et on en revient jamais bredouille. Bonne lecture !

Restaurant Drouant –Prix Goncourt 2021 – Photo Olivier Dion
Restaurant Drouant –Prix Goncourt 2021 – Photo Olivier Dion

Il va sans dire, mais disons-le tout de même, que toute ressemblance avec des organisations ou des personnages existants serait purement fortuite. C'était ma deuxième réunion, et j'avais encore du mal à réaliser ma chance. Rejoindre l'ASEC, ce cercle d'écriture discret mais si prestigieux, était tellement inespéré ! Et de plus, Yann, mon parrain, m'avait confié que Georges Petit-Texier y participerait – j'allais dire nous honorerait de sa présence.

Georges, ancien membre du club, était maintenant un auteur français des plus en vogue ; son dernier roman, Ricaner avec les mouettes, déjà vendu à 100 000 exemplaires, figurait dans la première sélection du Goncourt. J'étais donc ravie et très excitée de faire sa connaissance.

Sans doute par timidité, j'étais arrivée la première chez Audrey, qui nous accueillait cette fois-ci. Elle m'avait gentiment fait visiter sa belle villa proche de la mer, décorée et meublée avec un goût très sûr (non pas aigrelet, mais d'une grande justesse). La cuisine elle-même, à la fois moderne et coquette, s'agrémentait de délicats flacons d'épices et d'huiles que j'avais manipulés avec ravissement. Nous avions dressé la table, puis nous étions passées au jardin, doté d'une piscine qui me sembla immense. Combien pouvait valoir une telle demeure ? Je n'osais poser la question… jusqu'à ce qu'elle-même ait une discrète allusion à ses droits d'auteur. Tu sais, Béatrice, le plus difficile, c'est d'accrocher un éditeur. Après, quand on est connue…


À notre retour, les invités étaient arrivés : Clémence, artiste peintre et écrivaine à la plume raffinée, indulgente et vivante ; Franck, l'un des trois fondateurs, informaticien au corps d'athlète, aux écrits humoristiques et perchés ; Hervé, perfectionniste prolifique et scrupuleux, qui tentait de faire de l'écriture une science exacte ; John-Alphonse, le deuxième fondateur, qui mettait en scène dans ses écrits sa soif d'exotisme cyclable, de convivialité et de justice sociale ; enfin Yann, aussi aimable et urbain que ses écrits étaient sombres et inquiétants, encore affecté par le récent suicide de son analyste.

Seul Georges manquait encore ; il se fait désirer, glissa John, sur un ton acerbe qui me surprit, juste avant que le retardataire opère une entrée théâtrale, bouteilles de champagne à la main. Un joyeux brouhaha s'en suivit (le brouhaha est rarement triste, au contraire du sire) sur fond d'accolades et de plaisanteries. Je notai pourtant l'hésitation de Clémence, avant d'accepter sa bise amicale.

Ma curiosité mise en éveil, je prêtai attention au comportement des convives. L'atmosphère s'était quelque peu refroidie. Les facéties allaient bon train, mais je décelais des sourires de façade* (de ceux après lesquels on ravale sa salive). Quelques réflexions aigres-douces confortèrent mes impressions ; une remarque acerbe de Georges à Audrey qui nous parlait de ses masterclass – oui, c'est toujours utile de se perfectionner, même si ça n'a jamais remplacé le talent ; une vanne d'Hervé – dis donc, avoir les initiales de Chat GPT, c'est pas idéal pour les prix littéraires, non ? Une vacherie de Georges à John-Alphonse, mais qui pouvait viser tout le groupe : tu nous écris des textes courts. Du coup, avec toi, on n'a pas le temps de s'ennuyer !

Je commençais à me demander comment cela allait tourner, quand on se leva pour trinquer en l'honneur de Georges. Franck lut un petit discours, terminant par un proverbe africain, soi-disant rapporté de son dernier voyage. On ne repousse pas du pied la barque qui vous a aidé à traverser la rivière, déclara-t-il en regardant Georges droit dans les yeux, avant de conclure : à tes succès littéraires – et autres –, et longue vie à l'ASEC ! Georges ne releva pas les possibles allusions à sa vie littéraire ou privée, et les conversations avaient repris autour du buffet, lorsque, peut-être dix minutes plus tard, il porta la main à sa gorge, semblant manquer d'air. Il eut quelques inspirations sifflantes. Un spasme le secoua, il serait tombé de tout son long sur le sol si Yann ne l'avait retenu.


On le porta sur le divan. Clémence tenta de prendre son pouls, chercha sa respiration. En vain. Un silence de mort* (qui semblait correspondre à la situation) s'installa, bientôt rompu par Audrey.

— Il était pas cardiaque ?

Ce fut Clémence qui répondit.

— Pas que je sache ! Il faut appeler un médecin, non ?

Leur manque de réactions me stupéfiait. Je risquai.

— Sa mort me paraît très suspecte ! On se croirait dans un roman d'Agatha Christie ! C'est la police qu'il faut appeler !

— Attends, c'est vrai ! s'exclama Hervé. Je me souviens d'un de ses polars, Meurtre au champagne. En anglais, Sparkling cyanide. Du cyanure ! Dans l'histoire, c'est un suicide !

Franck se pencha sur le visage de Georges, renifla énergiquement.

— Je ne sens pas la fameuse odeur d'amande amère, constata-t-il. Quelqu'un veut tester ?

John-Alphonse réagit.

— Les amis, les amis ! Georges vient de mourir sous nos yeux, un peu de décence ! C'était notre copain, pas le sujet d'un thriller ! Téléphonons à la police, et laissons-les agir !

— C'est à moi de les appeler, dit Audrey en se levant. S'il vous plaît, ne touchez à rien.


Elle sortit du séjour. Tout le monde se tut en attendant son retour. Une pensée m'effleura* (cherchant sans doute à se faire caresser). Tout cela – la brutalité de la scène, le manque d'émotions des invités, l'atmosphère d'animosité que j'avais cru percevoir envers Georges, leur lenteur à réagir – tout cela me faisait penser… à quoi, bon sang ? C'était comme un mot qu'on a sur le bout de la langue* (avant de la donner au chat… GPT.)

Audrey réapparut.

— J'ai fini par avoir quelqu'un. Ils sont débordés, ils ont transmis à la gendarmerie qui va rappeler. En attendant, personne ne repart et on ne touche à rien !

Nous nous regardâmes en silence. Sauf moi.

— Le crime de l'Orient Express !

— Hein, quoi ? fit Yann.

— ça me revient ! La victime est assassinée par l'ensemble de ses ennemis, qui se donnent mutuellement des alibis !

Je continuai, sans réaliser ce qu'impliquaient mes paroles.

— Un peu comme si tout le monde ici avait un motif pour empoisonner Georges.

Leurs regards étaient braqués sur moi. Yann sifflota.

— En fait, c'est le cas.

J'écarquillai les yeux. Il reprit.

— Georges n'était pas clean. Sans parler de sa conduite odieuse avec Clémence, c'est leur vie privée, la façon dont il a bafoué l'ASEC était insupportable, notamment pour Franck et John-Alphonse, les cofondateurs. Hervé était maladivement jaloux de son succès, il s'estimait aussi bon auteur que lui. Quant à Audrey…

—Je lui fournissais des scénarios détaillés, s'exclama-t-elle, des centaines de pages, avant qu'il stoppe ses versements, au motif que je n'avais aucune preuve de mes apports ! Après tant d'années !

Ils continuaient à me fixer. Je n'en croyais pas mes oreilles.

— Mais toi, Yann ! Tu n'as rien à voir avec ça ?

Il avait un regard étrange que je ne lui connaissais pas. Un demi-sourire étirait ses lèvres, néanmoins collées. Ses narines frémissaient.

— Moi ? Disons que c'était une occasion unique de vivre des émotions que je me contentais jusque-là de prêter à mes personnages. Une intensité à laquelle j'ai toujours aspiré !

J'avais soudain très froid.

— Mais… pourquoi me dire tout ça ? Qu'allez-vous faire de moi ?

Ce fut Audrey qui reprit la parole.

— Absolument rien, ma chère. Du moins si tu respectes notre pacte. Cette affaire va nous mettre en lumière. Une occasion unique d'attirer l'attention sur l'ASEC et nos écrits respectifs.

Elle fit une pause. Ses yeux devinrent pensifs.

— Et dans le cas où tu ne voudrais pas jouer le jeu, le flacon que tu as tripoté tout à l'heure et que j'ai mis en sécurité pourrait réapparaître. Il faudrait expliquer à la justice pourquoi il contient du cyanure, et pourquoi tes empreintes sont dessus…

Son portable sonna. Elle le regarda, puis reprit.

— La gendarmerie. Béatrice, on s'est bien compris ?

Tétanisée, j'approuvai de la tête. C'était un aveu d'impuissance*, mais que pouvais-je avouer d'autre ?

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