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Le colibri



On ne connaît pas le fin mot de l'affaire. Beaucoup doutent qu'elle soit terminée, et pensent que le tueur rôde toujours, à l'affût d'une nouvelle proie. Et les interrogations perdurent : qui ? Pourquoi ? Les récits arrangés, les pseudo témoignages, les allégations, les analyses prétentieuses continuent à nourrir les médias et à gonfler l'Audimat ou les ventes. Et à alimenter la psychose facilitée par la crise sanitaire.

Le premier s'appelait Michel Mondu. Paix à ses cendres, comme on dit. Un retraité solitaire, irascible et bougon, à la vie réglée comme une horloge. Son seul vice connu était les jeux à gratter, vingt euros par semaine, jamais plus, qu'il achetait le jeudi avec le programme télé. Ce jour-là, en rentrant des courses en fin de journée, il était passé par le sous-sol de l'immeuble. C'est là qu'il gisait, près du local à poubelles, étranglé avec ce collier pour chien qu'on allait retrouver autour du cou des autres. Il avait toujours ses papiers, et une trentaine d'euros dans son portefeuille. Son cabas était renversé, des bières du pack s'étaient brisées et ses achats jonchaient le béton. Le ticket de caisse avait disparu, mais il avait griffonné sa liste de courses au verso d'un vieux ticket, et ça concordait avec le contenu du cabas, sauf la boîte de foie gras. Mais comme il avait écrit "ce que je veux" en fin de liste, on avait pensé qu'il s'était accordé un petit plaisir. Du moins, qu'il aurait aimé se l'accorder.

Ça ne pouvait pas être un meurtre fortuit : on ne se promène pas avec un collier étrangleur sur soi. Pour autant, pas de mobile apparent. L'argent ? Inenvisageable : le portefeuille n'avait pas disparu, et il n'y avait ni héritage ni héritier ; la haine, la vengeance ? C'était un voisin désagréable, mais de là à le supprimer… Quant au crime passionnel, l'âge et la vie de Michel l'excluaient. L'enquête privilégiait l'acte d'un déséquilibré. Ce n'était pas très rassurant, puisque ça laissait planer la possibilité d'une récidive.

Le second meurtre renforça cette hypothèse. La victime, cette fois-ci une femme d'une cinquantaine d'années, Valérie Fuzeau, était connue dans le quartier. Fonctionnaire au rectorat, elle avait dès le début du confinement pris une initiative remarquable : elle proposait aux personnes fragiles ou dépendantes de son immeuble de faire leurs courses. Ce jour fatal, elle rentrait chez elle avec son chariot à roulettes, et elle avait coupé à travers le square, à une heure où celui-ci était désert. Dans son caddy, Valérie avait entassé ses achats et ceux destinés à Bébert, Sandrine et Marcelle, les voisins auxquels elle venait en aide. La liste des commandes fut retrouvée dans son porte-monnaie, soigneusement transcrite sur une feuille de bloc-notes.

Les journaux s'emballèrent. L'indignation le disputait à l'inquiétude. On s'interrogeait sur l'existence d'un tueur en série et ses motivations, et on encensait la disparue, élevée à la sainteté par sa fin dramatique. La police compara les deux meurtres, reconstitua le mode opératoire et tenta de comprendre ce qui reliait les deux victimes. L'assassin attaquait ses proies par-derrière, leur passait le collier au cou et tirait ensuite violemment de la main droite tout en repoussant le haut du dos de l'avant-bras gauche. On recherchait en conséquence un homme vigoureux, droitier, et de taille moyenne. Pour les deux victimes, outre le fait qu'elles avaient été tuées en revenant des courses, on put établir assez vite qu'elles étaient clientes du Leader de la rue Lamoricière.

On s'intéressa donc à la supérette : réquisition des vidéos du magasin et des caméras proches, auditions du personnel. En tant qu'employé masculin, j'avoue que je vécus assez mal d'être convoqué au commissariat, même s'il s'agissait d'un interrogatoire de routine. Mais bon, il fallait bien explorer toutes les pistes.

Celle d'un lien avec le Leader fut cependant remise en question par le troisième crime. Cette fois-ci, le défunt n'avait pas fait ses courses dans ce magasin, mais dans une grande surface de bricolage voisine. On retrouva Sylvain Bétune dans un recoin du parking souterrain, près de sa voiture. On ne s'étonna pas du collier étrangleur aux maillons d'acier incrustés dans la chair de son cou. Et pas davantage de la liste habituelle dans sa poche – on ne retrouva pas les clous à grosse tête. Mais il y avait un élément nouveau : le pot de peinture grise mentionné et acheté avait été hâtivement perforé, et l'assassin – qui d'autre ? – avait peint maladroitement le mot "respect" sur le capot avant.

Personne ne s'accorda sur le sens de cette inscription. Concernait-elle Sylvain ou les trois victimes ? Était-ce une indication du mobile du tueur, un défi à l'adresse de la justice ? Ou bien s'adressait-elle au public, comme une soif de considération du meurtrier pour son talent et sa capacité à rester inconnu ?

C'est pourtant pas difficile de comprendre que le respect, ou plutôt, le manque de respect, c'est le vrai problème. Nous, on en crève. Les caissières, on les a jamais applaudies. Ni les agents de sécurité comme moi. On se demande pas si avant de prendre cet emploi, j'avais pas un autre métier, un métier qui en imposait. Non, pour tous ces gens, on est transparent, quand ils ne nous méprisent pas. Pas un bonjour, pas un merci. Leur liste de courses à la main, y'a que ça qui compte. Pas un regard, pas un sourire. Même sous le masque, tu le verrais dans les yeux. Ce salaud de Michel Mondu, il m'avait percuté avec son caddy rempli de papier hygiénique, au début du confinement. Les caissières avaient pas osé le bloquer, il les insultait. Et si je lui avais mis un pain, c'est moi qu'on aurait viré.

La Valérie, c'était pas mieux dans son genre. Elle se prenait pour sœur Teresa. Au-dessus de nous, au-dessus des règles. Le masque au menton, pas de gestes barrière, toujours le mot assassin dès qu'on lui faisait une remarque. Et raciste. Elle me tutoyait, ça me mettait en rage. On n'est pas des chiens. On n'est pas des chiens !

Alors je suis passé à l'action. Après, il a bien fallu que je change de lieu pour pas me faire repérer, le Leader, c'était plus possible. Je suis tombé sur Sylvain Bétune, un jour au BricoShop. Il avait coincé une jeune employée au rayon quincaillerie, et il la traitait de conne et d'incapable parce qu'elle ne lui trouvait pas le produit qu'il avait vu sur Internet. Il l'avait noté sur sa liste, qu'il agitait sous son nez. La fille était en pleurs. Alors, j'ai suivi le type jusqu'à la caisse, et puis dans le parking. Il fallait bien que quelqu'un agisse !

Hier, à propos d'un type qui vient de mourir, ils ont parlé du colibri à la radio. Le petit oiseau qui combat un incendie en lâchant quelques gouttes d'eau de son bec. Ça m'a permis de mettre des mots sur ce que je ressens, parce que moi, les belles phrases… Le manque de respect, c'est comme un grand feu qui dévore l'humanité. Je peux pas le combattre à moi tout seul. Il faut que de plus en plus de gens comprennent que c'est ça qui nous tue et s'y mettent. Il faut que ça cesse.

En attendant, je fais ma part.

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