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Le diable en rit encore



Dans les années 80, j'eus l'occasion d'être invité par maître V., avec qui j'étais en affaire, à partager un dîner suivi d'une nuit au château de la R., en Dordogne C'était une résidence de prestige, tenue par Roger B., ancien rugbyman, et son épouse Simone. Leur hospitalité fut à la hauteur de la réputation du lieu, et le repas, pantagruélique – une profusion de vins et de mets plus riches que délicats, que je voyais se succéder avec une angoisse croissante.

La chambre que mes hôtes m'avaient réservée était une grande pièce en soupente, avec ciel de lit à l'ancienne, meublée dans le style 18e. En face du lit, le portrait d'Antoine de la R. (1860-1922), le grand homme de la dynastie, un barbu imposant aux traits durs me fixait d'un regard que l'éclairage de la lampe de chevet rendait inquiétant.

Je m'attendais à une nuit difficile, elle fut horrible. Je tournai et me retournai dans mon lit sans trouver le sommeil. Vers deux heures du matin, en sueur, je pris une douche avant de me recoucher. Mais cette fois-ci, c'était la figure de l'aïeul qui faisait irruption dans mes rêves et les transformait en cauchemar. Au matin pourtant, la sonnerie du réveil me prouva que j'avais fini par m'endormir.


Au petit déjeuner, quand je retrouvai mes hôtes et maître V., paisiblement attablés autour d'un petit déjeuner, mon teint blême me trahissait. Je concédai "une légère indisposition". Il eût été du dernier mauvais goût d'incriminer le repas. Je décidai donc de charger l'ancêtre.

— Vous allez sourire, dis-je, mais je crois le portrait de la chambre m'a fait cauchemarder toute la nuit.

Maître V. eut un gloussement, tandis que les B. se regardaient en silence. Puis Roger se racla la gorge.

— Nous vous avions réservé la chambre d'honneur, mais il faut peut-être nous en excuser. Si vous avez un peu de temps, je vais vous raconter la légende qui court sur cet homme.

L'avocat opina du chef, et j'en fis autant. Le café, brûlant et agréablement corsé, dissipait mon état cotonneux. J'en repris une tasse, et notre hôte entama son récit.


La famille de la R., petite noblesse provinciale, possédait pour seul bien le château et ses terres donnant un vin un peu âpre, de piètre qualité. Tout cela changea avec Antoine. Féru d'œnologie, il replanta le domaine avec un cépage hybride produit de ses recherches. La réussite fut étonnante. En une trentaine d'années, les vins du château se firent une belle notoriété régionale. Ils ne s'invitaient pas dans les restaurants prestigieux, mais envahissaient les marchés, les auberges, et ils devinrent emblématiques du terroir.

Un tel succès suscita des jalousies. Les propriétaires environnants, et même d'autres, plus lointains, voyaient leurs ventes chuter. Des rumeurs commencèrent à circuler. On disait qu'Antoine avait noué un pacte avec le diable.

— Nous y voilà, dis-je ! ça explique ma nuit agitée !

Roger ignora mon interruption.

— Comme toujours, le diable lui avait accordé la fortune en échange de son âme. Mais la légende ne s'arrête pas là : Antoine aurait tenté de jouer au plus fin avec lui.

— Comment cela ?

— Antoine savait bien que le diable allait lui demander de signer de son sang, et il avait pris sur lui une petite vessie remplie de sang de poulet. Le moment venu, il fit semblant de s'entailler le doigt et le macula adroitement avant d'y tremper sa plume. Le Malin, si malin soit-il, n'y vit que du feu. Et lui respecta sa part du marché. Il créa l'hybride qu'Antoine allait planter sur ses terres et qui devait le rendre riche.

Pourtant, ce que Satan avait caché, c'est que ce plant, 15 ans avant l'arrivée des cépages américains, était la première variété jamais créée de Noah.

— Le vin qui rend fou, s'exclama maître V. !

— En effet. Fou ou aveugle, et aussi dépendant. Antoine vendait son vin, et il avait aussi effectué d'autres croisements, commercialisé ses plants, et les cépages chargés en méthanol se multipliaient. Tout cela fit des milliers de victimes, jusqu'à ce que, à partir de 1935, le Noah et toutes les variétés voisines soient interdits, et progressivement arrachés. Mais Antoine avait rendu l'âme bien avant…

— Rendu l'âme, mais à qui, interrogea l'avocat ?

— Eh bien, figurez-vous que le diable n'avait pas été dupe du tour de passe-passe d'Antoine. Un jour de 1922, sachant Antoine au seuil de la mort, il vint au château récupérer son dû. Et quand l'autre lui opposa le fait que la signature n'était pas de son sang, le diable éclata d'un rire qu'on imagine sardonique et lui dit en substance :

"Pauvre fou, qui a cru me duper ! Je t'ai laissé faire ton petit manège, car l'idée que tu tentais de me tromper me réjouissait. Et puis, chaque fois qu'un homme triche, ment, il fait un pas vers moi. Et j'apprécie ta propension à faire le mal."

"Dans cette vie-ci, tu as été un fidèle serviteur : tu as rendu des hommes fous ou infirmes, tu as brisé des ménages, ruiné des familles, et cela sans le moindre scrupule, seulement préoccupé de ta propre réussite. Cela vaut bien une faveur."

"Tu ne peux pas échapper à la mort, mais… je peux te faire renaître. Et ainsi, de vie en vie, tu continueras à semer le poison et le mal dans le monde."

Roger me regarda.

— Je ne crois pas à cette légende, mais il est déjà arrivé que des clients se plaignent d'avoir passé une mauvaise nuit dans cette chambre. Je devrais peut-être enlever le portrait et renouveler le mobilier. Qu'en pensez-vous ?


Je ne répondis pas : mon regard était tombé sur la couverture du magazine financier qui se trouvait sur la table basse. Une photo pleine page du PDG d'un grand groupe cigarettier surmontait la légende "Manager de l'année".

La ressemblance avec le portrait était hallucinante.


Image : PublicDomainVectors

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