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Le grand contournement


Bird's eye view of the Calais Jungle

C'est vrai, je suis un salaud.

Je vous vois déjà tordre le nez, froncer les sourcils, pincer les lèvres. Laissez-moi vous dire que les salauds sont nécessaires. Sans eux, ni saints, ni héros, ni martyrs. Donc, ni histoires, ni légendes, ni religions. Sans Judas, que devient le message du Christ ? Sans Ganelon, exit la geste de Roland à Roncevaux ! Sans Cauchon le bien nommé, Jeanne d'Arc se banalise. Mais bon, je ne joue pas dans cette catégorie. Je ne suis qu'un salaud ordinaire, un salaud du quotidien, anonyme autant que faire se peut.

Et vous, qui me jugez, n'auriez-vous pas, dans les oubliettes de votre mémoire, quelques honteuses actions à votre passif ? Qui vous reviendraient parfois à l'esprit, à la lecture d'un fait divers, avant que l'indignation de rigueur ne l'occulte et ne la recouvre d'un blanc manteau de probité ? Ces animaux que vous avez martyrisés à une période de votre vie – oui, vous étiez très jeune, ça ne compte pas ! Ce copain harcelé dans la classe – on vous soupçonnait d'être son ami, vous surenchéri dans la violence pour vous dédouaner auprès des bourreaux, mais je comprends, c'était lui ou vous ! Je m'arrête là ou bien j'aborde votre interprétation du respect mutuel dans le couple ou la façon dont vous avez conduit votre carrière ? Vous voyez, la frontière est ténue entre salaud et honnête homme. En définitive, c'est moins une question de nature que de lucidité.

Moi, j'ai accepté d'être un salaud depuis bien longtemps. Je ne vais pas vous raconter ma vie, je trouve toujours pénible d'écouter quelqu'un pour qui l'on n'a que haine, mépris ou au mieux indifférence… Pour faire court, disons que le fait d'avoir eu des parents vertueux m'a vite convaincu qu'on n'y gagnait rien – eux y ont perdu le peu qu'ils possédaient, et l'estime que j'aurais pu leur accorder. Je n'aime pas les perdants. Ils ne prouvent rien, sinon l'inanité de leurs choix.

Si vous saviez comme la vie se simplifie si l'on adopte de vraies priorités, si l'on se défait de ces oripeaux moraux qui dissimulent notre égoïsme, notre cupidité, notre soif de pouvoir, de sexe… tout ce qu'éducation et civilisation nous imposent de camoufler, mais qui constitue notre moi véritable, notre noyau. S'affranchir de se juger vous donne une lucidité et une efficacité inégalables.

Quand j'ai démarré, il y a quarante ans, on pouvait facilement faire marchand de sommeil. Il suffisait d'être travailleur, courageux et de savoir dire non. J'ai commencé avec deux garages, puis des cabanons, des caves… et avec mes premiers vrais profits, un pavillon que j'ai divisé en douze logements. Mais mon grand mérite, c'est d'avoir compris dans les premiers comment amorcer la pompe à fric. Vous achetez plusieurs appartements dans une copropriété, puis vous refusez de payer les charges. Au bout de quelques années, les apparts sont délabrés, insalubres, vous les rachetez à bas prix aux copropriétaires désespérés et l'immeuble entier est à vous, pour y entasser des occupants moins regardants. Moins regardants parce que vulnérables, bien sûr, l'homme est ainsi ; je me contente d'en profiter avant que d'autres le fassent à ma place.

Je me suis dépêché de faire fortune. Heureusement. Le métier est devenu presque impossible. Loi après loi, on ne cesse de nous traquer. Les syndics et les agences ont obligation de nous dénoncer, nos logements peuvent être saisis – imaginez la perte sèche ! La société se donne bonne conscience. Mais vous êtes-vous demandé ce qu'il arrive aux occupants quand un de mes confrères tombe ? Si, si, vous le savez : vous longez quotidiennement leurs tentes quand vous roulez sur les voies d'accès du périph. Entre sacs-poubelle et circulation, rackettés par les bandes, menacés par les descentes de CRS, les placements en centres de rétention et les expulsions. Ne croyez-vous pas qu'ils regrettent les taudis que nous leur louions ?

Je me suis adapté. Bien obligé ! Quand le marché évolue, il faut rebondir, à défaut d'avoir anticipé. J'ai cherché un peu, mais il suffisait de suivre mes clandestins à la trace, de remonter les filières. C'est comme ça que je suis remonté vers le nord. Un bon choix.

J'ai découvert un nouvel eldorado. Là encore, il fallait faire vite pour entrer sur le marché, et rester agile pour coller à ses mutations. Je suis un facilitateur, un intermédiaire, je ne m'occupe que de logistique. Les embarcations sont livrées en Allemagne, payées au Luxembourg ; elles sont aux normes, pourvues des équipements de sécurité réglementaires. Même chose pour les camions frigo. Si l'utilisation qui est faite de mes matériels n'est pas conforme, qu'y puis-je ? Perdre mes contrats n'y changera rien. Vous comprenez ça ?

Au fond, votre problème, c'est que vous ne voulez pas voir la réalité en face. Chaque nouvelle mesure sécrète sa secrète contrepartie. La pénalisation des clients des prostituées les enfonce encore davantage dans la clandestinité, pour le plus grand profit des souteneurs et des entremetteurs qui vous en remercient. Les taxes démesurées sur le tabac nourrissent le trafic, et les p'tits gars qui en vivent ne s'en satisfont qu'un moment avant de passer aux drogues dures. Les luttes contre le travail au noir et contre l'immigration s'allient pour que des gens comme moi les exploitent de plus en plus tranquillement, puisque vous leur coupez toute échappatoire.

Tout ce que vous refusez de voir devient effectivement invisible, grâce aux salauds. Nous sommes les agents du grand contournement des lois, les enzymes du système, les blanchisseurs de vos démocraties.

Je n'ai aucun souci avec ça : je vis agréablement de mon argent. Pas de famille à mes basques, je suis libre comme l'air. Quand je veux m'éclater, je contourne moi aussi. Je prends l'avion pour des pays moins pudibonds que le nôtre. Des pays où la nature humaine est acceptée pour ce qu'elle est, pourvu que vous ayez les moyens de vos perversions. Si vous me haïssez, ou si même vous me plaignez, sachez que je suis un salaud heureux. Un salaud heureux et, ne vous en déplaise, un salaud… utile.



malachybrowne, via Wikimedia Commons



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