
Calotte grisâtre parcourant l'espace, le Visiteur semblait inerte et inoffensif. Pourtant, il n'était ni l'un ni l'autre. Qu'était-il, au juste ? La conscience qui l'habitait aurait sans doute répondu à cette question "je suis cela". Ou plutôt, car le "je" ne signifiait rien pour lui, "cela est". Cela avait été, cela était et cela serait, voilà tout.
Il, ou cela, n'éprouvait plus d'émotions depuis des éons. Pourtant, il pouvait toujours les percevoir et les identifier, mémoire archaïque précieuse dans sa chasse cosmique. Il filait en silence à travers les ères et les univers, adaptant sa vitesse et sa trajectoire par des processus d'une économie extrême. Sa forme en corolle en faisait une voile solaire, et la variation de couleur de ses lobes, du noir absolu de l'onyx à la quasi-transparence du quartz, lui permettait de moduler leur albédo. C'est ainsi qu'il réorientait son axe et modulait sa poussée photonique. Tout cela prenait du temps, mais le temps était son allié. Plus encore, il était sa trame.
Pas d'émotions, pas de pensées non plus. Les deux s'étaient atrophiées au long des âges. Seule subsistait une énergie primordiale, un noyau obscur d'instinct-de-reproduction, auquel étaient asservies toutes ses facultés et toutes ses technologies. Ce qui n'était pas nécessaire à cette finalité avait disparu, comme les fleurs et les fruits d'une plante exubérante dont la spore n'est plus que souvenir et promesse. En ce moment, la vitesse du Visiteur était d'un peu plus de trois mille kilomètres par seconde. Il avait rendez-vous, avec un hôte dont il ignorait tout, qu'il n'avait pas encore choisi. Ses capteurs balayaient interminablement l'immensité avec la patience minérale de la silice qui l'innervait. Il n'avait ni doutes ni certitudes. Il était.
Deux millions d'années auparavant, il avait fouillé les entrailles de la galaxie du Grand Chien, sans rencontrer l'écho d'une vie. Il avait ensuite ricoché autour du trou noir central et mis le cap sur la Voie lactée, qu'il abordait maintenant. Glissant en silence dans ses couches périphériques, il venait de détecter les premiers signes qu'il cherchait dans un système solaire situé sur le bras d'Orion. Son métabolisme s'éleva spontanément. Cela s'éveillait d'un long engourdissement.
La coupole s'était évasée et éclaircie. Blanche surface parabolique, elle visait l'astre lointain, réduisant ainsi sa vitesse. Au fil des mois, des protubérances cristallines se formèrent sur la face interne, se déployant en antennes. Alors, un geyser d'émotions l'assaillit. Cela les reconnaissait : la plus primitive, la terreur ; la rage, sa sœur en puissance ; la joie, l'aversion, le chagrin. Et puis d'autres, inconnues, subtiles et labiles, sans doute des croisements ou des évolutions des premières. Tout indiquait que dans ce système, une planète au moins abritait une forme de vie. Une vie carbonée, seule capable d'engendrer ces torrents d'affects qui saturaient ses senseurs. C'était primordial, mais une deuxième condition était nécessaire. Cela était trop loin pour avoir la réponse.
Il dépassa les premières planètes, boules de méthane gelé sans intérêt. Sa cible était la troisième à partir du soleil. Il pouvait maintenant l'analyser : un globe bleu à la vitalité bouillonnante, essentiellement recouvert d'oxyde d'hydrogène en phase liquide. Mais la croûte continentale qui émergeait était aux deux tiers composée de silice. Un trésor qui ne demandait qu'à être fécondé. Le carbone, support de cette effervescence désordonnée, constituerait le catalyseur indispensable pour la mutation des chaînes organiques.
Spontanément, sa mue s'enclenchait déjà. Le Visiteur se délitait. Des fissures traversaient la mince épaisseur de la calotte et se ramifiaient. Sa conscience s'affaiblissait. Tandis qu'une première déchirure disloquait sa structure, un flux intense jaillit : une joie insoutenable, si violente qu'elle détruisit ses circuits et disparut avec lui dans l'instant.
La fragmentation se poursuivit, exponentielle. Les débris de ce qui avait été le Visiteur s'émiettaient sans fin. Il n'en restait maintenant qu'un nuage couleur d'orage qui s'étendait, essaim de cailloux dépourvus de conscience et d'autonomie, filant vers sa cible selon une trajectoire désormais verrouillée. Tel ces araignées qui se décomposent pour engendrer et nourrir leur progéniture, le Visiteur était devenu sa propre semence.
***
Les médias avaient annoncé le rendez-vous depuis des mois, promis une nuit exceptionnelle, un phénomène à ne pas manquer. Les passionnés et les curieux étaient sortis en grand nombre pour profiter au mieux du spectacle. Et c'était grandiose. Dans la nuit sans lune et sous les regards émerveillés, une pluie d'étoiles filantes s'abattait. Des myriades de corps célestes allant de la taille d'un grain de riz à celle d'une balle de golf, dont la chute féerique zébrait le ciel. Composés de silicium, d'oxygène, de germanium et de quelques métaux rares, les météores semblaient inertes et inoffensifs. Ils n'étaient ni l'un ni l'autre. Partout, au contact des déserts de sable, des massifs montagneux, des plaines argileuses, ils allaient amorcer les réactions qui imposeraient peu à peu le nouvel ordre chimique. Dans quelques millénaires, la planète, pétrifiée, aurait échangé l'instabilité et la violence de la vie carbonée pour la quiétude et la permanence du silicium.
Image: Wikimedia Commons
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