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Le squale

Il y eut les années d’espoir. Junior prometteur, glaneur de trophées, cannibale des criteriums. Très vite, on l’avait surnommé « le squale ». On lui avait aussi fait comprendre qu’il aurait besoin d’alliés, qu’il ne pouvait courir seul contre tous. Il n’écoutait personne, seulement son ambition. Il se faisait des ennemis. Peu lui importait. Il gagnait.

Il y eut un début de consécration. Son passage dans les professionnels, une équipe en vue, dans laquelle il démarra comme équipier, mais numéro deux ou trois, potentiel leader de rechange. Il remporta quelques classiques mineures, et aussi une étape de montagne dans le Giro, puis dans la Vuelta. Les journalistes, en quête de champions français, s’intéressèrent à lui. Il devint le chouchou des médias, l’homme qui monte. On l’appelait Jean-Roger, son patronyme avait disparu.

Et puis il y eut les années de disgrâce. Un contrôle antidopage positif, qui accréditait des rumeurs persistantes. Il cria au complot, à la vengeance de rivaux évincés par sa notoriété. En vain. Personne de croyait plus en lui. Devenu cycliste anonyme au service de l'équipe, il avait dû décrocher pour ramener Romario dans la première étape de montagne, accusant le sort et dix minutes de retard à l'arrivée.

Et puis, le lendemain, dans l’étape des trois cols, la stupéfiante remontada. Le speaker s'en étranglait littéralement.

"C'est incroyable ! Jean-Roger franchit la ligne d'arrivée en solitaire ! Il a gagné ! Il s'était pourtant classé dernier lors de l'étape précédente !"

Jean-Roger terminait exténué, ce qui semblait normal, mais il n’avait pas le sourire radieux d’un vainqueur. Il faisait même franchement la gueule. Devant la presse, avec son tout nouveau maillot à pois du meilleur grimpeur, il lâcha ce qu'il avait sur le cœur :

"Je remercie pas les journalistes. Ils m'ont traîné dans la boue pendant toutes ces années. Je remercie pas non plus mes amis, je n'en ai plus. Si j'ai pu revenir de si loin, c'est juste parce que je voulais montrer au monde entier que je suis pas un tricheur, que j'ai travaillé comme un âne toutes ces années pour revenir à mon vrai niveau. Je sais que vous m'aimez pas, mais maintenant il faudra faire avec moi."

Un silence gêné suivit sa déclaration. Si épais que l'on put distinguer un léger vrombissement. Les yeux, puis les caméras, se tournèrent dans la direction du bruit.

Sur le râtelier, la roue arrière de son vélo s'était remise à tourner. À toute allure.



Image : Wix

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