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Rencontre d'un tout petit type



Galerie commerciale, 10 heures


Je savoure un thé au lait, abondamment sucré, agrémenté d'une pâtisserie. Etant totalement détaché de ce plaisir dérisoire, je ne vois aucune raison de m'en priver…

"Le Monde" du samedi étalé sur la table, j'alterne grignotage, lecture et gorgée de thé.


L'instant est paisible, le temps presque immobile. Je ne sais pourquoi je relève la tête.

Devant moi, à trois mètres, un bébé assis dans un caddie immobilisé – deux, trois ans ? – me fixe du regard. Fixer n'est pas le mot ; il me braque littéralement, avec cette intensité et cette gravité qu'ont parfois le regard des bébés.

Je lui souris doucement : "mais oui, tu es mignon, je t'aime, bébé, sois rassuré. Le monde te veut du bien." Rien à faire, il ne bronche pas. Son regard me scrute, me pénètre. Pas moyen de mentir, ou même de tricher, de reprendre ma lecture. Il me faut soutenir ce regard, affronter cette profondeur.


Je pense à la rencontre emblématique de Jean-Yves Leloup et de Karlfried Graf Von Dürckheim :

"je m'entendis demander à Graf Dürckheim : "puis-je rester là simplement à vous regarder dans les yeux ?

"il se redressa légèrement, sourit, décrocha le téléphone et demanda qu'on ne nous dérange pas si nous dépassions l'heure prévue, puis tranquillement il mit ses yeux dans les miens.

"Que dire maintenant qui ne soit pas des mots, des émotions, de la mémoire, qui ne trahisse pas le secret : ce point inaccessible où se rencontrent les regards ?

Sentir le cœur de l'autre

Battre dans sa propre poitrine ?

Sentir l'intelligence de l'autre

Eclairer et balayer nos propres pensées ?

Et cette chaleur dans le sang

Dans le souffle… ?

"On ne peut en parler tant qu'on ne l'a pas vécu, et quand on l'a vécu on ne peut rien en dire "I shin den shin" – transmission-transfusion "de mon cœur à ton cœur", "de mon être à ton être," disent seulement les Japonais.

Deux regards

Une lumière

Deux ailes

Un oiseau

Maintenant

Où est l'oiseau ?

Demeure l'Espace

Qui connut son vol." (1)


Le regard du bébé est toujours là.

Infiniment calme, infiniment concentré, infiniment attentif.

Que cherche-t-il en moi ? Mes erreurs, mes faiblesses, mes recherches ? Ce que j'ai trouvé ? Des leçons de sagesse ? Un chemin de vie ?

Encore une fois, impossible de se dérober. Son regard ne transige pas.

– Tu sais bébé, j'ai perdu du temps, j'ai fait ce que j'ai pu, des bêtises aussi, mais j'ai finalement arraché un coin du Voile, et j'ai entrevu le Ciel. Toi qui démarres ta vie, va au plus court, ne perds pas ce temps, et surtout ne te perds pas. Fouille en moi à ta guise, prends ce qui peut t'être utile pour avancer sur ta propre route. Reste un enfant le plus longtemps possible, n'abandonne pas ton innocence aux adultes.


Me reviennent des vers d'Apollinaire :

"Mon cœur et la tête se vident,

Tout le ciel s'écoule par eux.

Ô mon tonneau des Danaïdes

Comment faire pour être heureux

Comme un petit enfant candide."


– Garde le secret de notre échange, veille de toute ta sagesse immémoriale sur tes parents, aide-les à t'élever au mieux. Deviens la promesse de ton regard, bébé !


Combien de temps s'est écoulé au total ? Quinze secondes, trente secondes, une minute peut-être. Une éternité. Le regard n'a pas dévié, la bébé n'a pas frémi, pas cillé, pas émis un son, pas fait un geste. Sa jeune mère, qui me tournait le dos en fourrageant dans le caddie, se retourne soudain.

M'aperçoit.

Se met à rire.


– Je me demandais ce qui le fascinait comme ça ! Je crois que votre gâteau l'intéresse beaucoup !


Mon gâteau ?

Ah bon !

– C'était donc ça, bébé ?


– Bébé ?!


(1) L'absurde et la grâce, Jean-Yves Leloup, éd Albin Michel

Photo de l'auteur

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