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Sur le quai


L'Institut de France vu du pont des Arts
L'Institut de France vu du pont des Arts

La question bateau ! Hervé sourit.

— Je vais vous décevoir. Il n'y a pas de secret ! Je me lève très tôt le matin, et que j'aie la tête à écrire ou pas, j'écris. Deux heures au moins, quatre heures ou plus si j'ai l'inspiration. Avant, beaucoup de documentation ; après, beaucoup de corrections, de suppressions, pour arriver à l'os. Voilà, c'est tout. Et c'est aussi pour ça que l'on me voit rarement dans les soirées people !

— Et bien, encore merci, Hervé Victor, d'avoir participé à ce numéro spécial de Livresque. Et je crois que les ventes de Sur le quai ont très bien démarré. Que vous souhaiter de plus ?

Encore dans l'ascenseur, Hervé rouvrit son portable. Quelques mails et un SMS d'un expéditeur inconnu, qu'il ouvrit :

Beau numéro d'enfumage ! Le forçat de l'écriture ! Que diraient tes lecteurs chéris s'ils apprenaient que tu as eu un nègre pendant dix ans ? Ta réputation, ton succès, tout ça, ce serait râpé de chez râpé ! RDV demain, à 14 heures, Sur le quai. Et pour éviter de dérailler, il va falloir cas-quai !

Une boule au creux du ventre, puis Hervé se ressaisit. Il avait déjà reçu des insultes, des menaces, mais rien de ce genre. Un chantage ? Sorti de l'immeuble, il repéra un café et s'assit en terrasse. Il relut le message. Cela avait un côté joueur, avec ce calembour douteux. Comme si l'auteur se faisait plaisir, quitte à ne pas être pris au sérieux. Sur le fond, ce n'était pas la première allusion à un nègre le concernant. Le Tout-Paris littéraire bruissait de la rumeur, et plusieurs personnes savaient à quoi s'en tenir : quelques proches, son éditeur sans doute, et bien entendu le nègre lui-même ! Mais très peu avaient des preuves.

L'auteur du SMS annonçait clairement la couleur. Il voulait du fric. Combien ? ça restait à voir. Céder à un chantage n'était jamais une bonne idée. Aucune certitude que cela s'arrête. Et d'ailleurs, le lieu du rendez-vous n'était même pas précisé ! Sur le quai ! Un gag ? un rébus ? un défi ? Il touilla pensivement son café crème. Son smartphone sonna.

Ah, j'oubliais. Viens en métro.

Décidément, c'était un défi. Il y avait autre chose que le chantage. Cela semblait personnel. Quelqu'un qui le connaissait bien, qui anticipait ses réactions ? Pourquoi pas un de ces lecteurs fanatiques qui l'inondaient de courriers et de mails que sa secrétaire traitait ? Mais celui-ci connaissait son 06. Ça faisait combien de personnes ? à nouveau ses proches, plus tous ses contacts professionnels ; quelques politiques, des personnalités ; des journalistes et des critiques littéraires – à prendre en considération, parfois des aigris, jaloux des auteurs à succès. Au total, une centaine de personnes, au moins. Impossible de resserrer la liste.

Quoi qu'il en soit, il devait répondre à deux questions : quel était le lieu de rendez-vous ? et devait-il y aller ? Il sortit de son porte-documents un bloc A4, et recopia à la main les deux messages. C'était ainsi qu'il travaillait les énigmes de ses polars : à l'ancienne. Il ferma les yeux, s'isolant du brouhaha du boulevard. Repérer les indices, par exemple les mots insolites… il rouvrit les yeux, entoura au stylo enfumage, forçat, râpé de chez râpé, Sur le quai, dérailler, cas-quai et finalement métro, sur le deuxième SMS. C'était le plus curieux. Pourquoi exiger le métro ? Un indice ? Il détacha la feuille du bloc, la plia en quatre, et quitta le troquet. Il allait justement rentrer en métro. Pour voir. Pour s'imprégner.


À peine à mi-chemin, la réponse survint ; sur la carte des correspondances, l'arrêt Quai de la Rapée lui faisait de l'œil ! C'était donc ça : une énigme à deux balles, qui ressemblait plus à un canular qu'à une extorsion de fonds. Il hésita entre laisser tomber ou aller au rendez-vous malgré tout. Il saisit son téléphone, pianota Quai de la Rapée ? et envoya. Cinq secondes, un message d'erreur : monsieur X ne répondait plus.


***


Quai de la Râpée, mercredi, 13h45. Hervé Victor était venu, mais pas seul. Adossé au mur, de façon à avoir l'ensemble de la station dans son champ de vision, il observait discrètement les arrivants et les voyageurs descendant de chaque rame. Sur le quai opposé, direction Bobigny, Georges en faisait autant. Georges était un policier, maintenant à la retraite, auquel Hervé avait souvent fait appel, aussi bien pour des questions de crédibilité de ses ouvrages que pour des services à la marge de la loi – identifier le propriétaire d'un portable, par exemple.

14 heures. Personne en vue, le messager se faisait attendre. Dix minutes, et un bip sur le téléphone d'Hervé. X avait changé de numéro. Un nouveau message.

Tu n'es pas du bon côté. Les documents sont en face, scotchés derrière le distributeur de boissons. Ces sont des copies, les originaux sont à toi pour 100.000 euros, en crypto au compte indiqué dans la pochette. Tu as 48 heures, sinon je publie. À bientôt.


***


Ce n'était pas du flan. Atterré, Hervé examinait le contenu de la pochette sur son bureau : d'anciennes notes manuscrites adressées à son nègre. L'une disait "Marc, beau boulot pour un premier jet. On se voit vendredi pour mes remarques d'ensemble, on travaillera les chapitres plus tard" – datée, signée Hervé. Les autres, une vingtaine, étaient à l'avenant. Accablant ! Lui qui ne voulait pas communiquer par mails de peur des piratages ! En même temps, ça pointait l'auteur du chantage : qui d'autre que Marc pouvait posséder ces documents ? Qu'espérait-il de lui ? Si c'était une mauvaise blague, il allait s'en mordre les doigts, et tout de suite !

Coup de bol, Marc Augain figurait toujours dans ses contacts. Il répondit enfin, alors que Hervé hésitait à laisser un message.

— Hervé ? Il paraissait surpris. Que deviens-tu ? Ni peur ni agressivité.

— Euh… un peu désarçonné, Hervé se reprit. Dis donc, c'est bien à toi que je dois cette campagne de chantage !

Malgré lui, le ton n'était plus très assuré.

— Attends, de quoi tu me parles ? Je suis un peu déconnecté de l'actu, là où je suis !

— Là où tu es ?

— Oui. Ma croisière annuelle de conférencier ; 15 jours de "Fjords et littérature scandinave". On a jeté l'ancre dans un port au nom imprononçable. Ce soir, je planche sur Ibsen. Dis-moi, qu'est-ce que c'est que cette histoire de chantage ?

La suite apprit à Hervé que Marc avait été cambriolé six mois auparavant – bijoux, objets d’art, et la maison mise à sac au point que Marc ne pouvait infirmer ou confirmer la disparition des notes. De fait, il passait de suspect à victime collatérale. Hervé raccrocha, dépité.


***


Cinq jours s’écoulèrent ; Hervé avait finalement payé la rançon, les originaux venaient d'être déposés dans sa boîte aux lettres. Par qui ? Georges avait pu accéder aux caméras de surveillance voisines, sans parvenir à identifier de suspect. Il aurait fallu une enquête officielle et des moyens importants pour cribler tous les résidents de l’immeuble, leurs relations… impensable. Pour les documents, l’ancien flic allait faire procéder à des analyses ADN, moyennant finances. Encore faudrait-il que mister X soit fiché. Georges était persuadé qu’il allait se manifester à nouveau, et qu’il finirait par commettre une erreur. Il suffisait d'attendre.


***

La semaine suivante, rien. Le stress d'Hervé augmentait de jour en jour. Malgré la distance qui s'était créée entre eux avec les années, son épouse s'en émut.

— Chéri, tu as l'air vraiment à cran. Tu viens de faire paraître un livre, il marche super bien, tu pourrais t'offrir un break. On pourrait aller tous les deux à l'opéra, se faire un concert ; ou un restaurant, pour le plaisir de sortir et de se montrer !

Il la regarda : elle lui souriait. Vivre chacun de son côté n'excluait pas l'affection.

— Pourquoi pas ? Tu as raison. Je téléphone à Stéphane pour réserver une table.

La soirée fut très agréable. L'alliance d'un repas exquis et d'une vue inégalable sur l'Île Saint-Louis chassait les soucis d'Hervé. Et puis s'y ajoutait le plaisir narcissique de voir certains convives le reconnaître… ou simplement admirer leur couple.


Au retour, il avait très envie de faire l'amour, mais il dut se contenter d'un baiser mi sensuel, mi amical, avant que Lou parte dans sa chambre. Hervé mit un moment à s'endormir. Ce n'était plus au maître chanteur qu'il pensait, mais à elle. Avec le succès et la notoriété, il avait pris progressivement l'habitude de céder aux sollicitations féminines. Pouvait-il imaginer faire marche arrière ? En avait-il vraiment le désir ? Et elle ? La nuit n'apporta pas de réponses.


***


Le lendemain mercredi, il se leva un peu moins tôt – 6h30. Toilette rapide, jeans et baskets. Il avait décidé d'occulter le maître chanteur et de travailler comme si de rien n'était. Lou dormait sans doute encore. Il pensa lui laisser un mot gentil, mais s'abstint. S'il voulait ranimer la flamme conjugale, il faudrait bien plus. Il parcourut d'un pas rapide le kilomètre qui le séparait de son studio. Il était meublé a minima : frigo, plaque chauffante, cafetière, et la pièce unique partagée entre des étagères surchargées de livres et une table d'architecte où trônait son ordinateur de bureau. Celui sur lequel il tapait ses textes. Qui ne servait qu'à ça. Avec un provider et une adresse mail différents, un pseudo, et un smartphone dédié qui ne quittait pas l'appart, pour les confirmations d'accès. Ses secrets d'écriture valaient bien ces précautions.

Il travailla deux heures d'affilée, puis fit une pause. Un café, Vivaldi sur YouTube, des minutes de grâce sur fond d'images de la Basilique San Giorgo. Georges, comme son flic ! La réalité le rattrapait. C'est alors seulement qu'il remarqua que son SSD de sauvegarde avait disparu.

Une montée brutale de stress… mais ses données partaient sur un cloud, donc pas de dégâts. Le disque était une double sécurité. Il avait fait une sauvegarde la veille. Alors, on l'avait volé entre la veille au soir et ce matin. Quelqu'un qui possédait les clés. Qui ? La femme de ménage ? Lou ? Elle aurait pu avoir fait une copie, mais ils étaient restés ensemble. Alors, un pro ? Aucune serrure ne leur résistait longtemps. Au service de qui ? Du maître chanteur, pardi ! Et il allait certainement donner de ses nouvelles. Quant à ce qu'il voulait monnayer, Hervé en avait hélas une idée précise. Le SSD pouvait témoigner. À charge. Contre lui.


***


Le message arriva à 18 heures.

200.000 euros pour cette dernière fois. Le contenu du disque vaut bien ça. Même compte. Tu le récupères et moi, je t'oublie définitivement. RDV après-demain, dans quarante heures, là où tu ne seras jamais convié. Sur le quai. OK ?

Il avait beau s'y attendre, ça le mettait en rage. Se calmer ! Il s'étendit sur la moquette, cala sa tête dans ses mains, fixa le plafond. Bien sûr, il pouvait payer cette somme, mais quelle serait la suite ? Faire confiance à X, c'était s'en remettre à lui sans aucune garantie. L'autre avait certainement copié les fichiers. Hervé achetait en réalité un délai : le temps de résilier le compte, d'effacer les traces pour prétendre le cas échéant qu'il s'agissait d'un montage pour lui nuire. Fragile de chez fragile. Mais quelles alternatives ? Et il restait à résoudre la deuxième énigme : un quarante en toutes lettres, inattendu, encore un quai, et sans doute la clé, là où tu ne seras jamais convié. Il appela Georges pour assurer ses arrières. Sans illusions.


***


Vendredi, 10 heures, quai Conti, face à l'Institut de France. Il avait mis des plombes pour trouver, mais… le plan de Paris, la lecture répétée des noms des quais, et à un moment, le quarante avait fait tilt : l'Académie française ! Les quarante du quai Conti qui ne voudraient jamais de lui, cantonné dans un genre mineur, jalousé pour ses tirages ! Georges, planqué au dernier étage de l'Institut, filmait la place au grand-angle. Une chance de coincer le salaud ?

15 minutes s'écoulèrent ainsi. Le portable couina.

Je vois que tu es à l'heure. Va au café des Beaux-Arts, prends ce que tu veux. C'est toi qui paies !

C'était à 300 mètres. Hervé entra, commanda un café. Le patron l'examina un instant.

— Je peux savoir votre prénom ?

— Hervé. Pourquoi ?

— J'ai quelque chose pour vous. Une femme. Il lui tendit une enveloppe en papier Craft.

Une femme ? Hervé s'assit, ouvrit le pli. Le SSD était bien là. Et aussi une feuille, qu'il déplia.


Hervé,

Le jeu de pistes est terminé. "On" (tu vois, moi aussi je sais ménager le suspense !) te restitue ton SSD et ses secrets. Ç’a été facile de trouver ce qu'on cherchait : le mail que tu utilises, ton pseudo et bien assez d’échanges avec ChatGPT pour prouver que "Sur le quai" est à 80% un produit de l’Intelligence Artificielle. Marc – zut, ça m’a échappé ! – pense que c’est le cas de tes thrillers précédents, depuis trois ans que tu l’as viré comme un malpropre. Il avait des soupçons depuis. Dire que c’est en bonne partie ton talent d’écrivain qui m’a séduite, il y a 15 ans !

En tout cas, merci. Les 300.000 euros me permettent d’engager une avocate réputée et d'attendre que le divorce soit réglé. Bien sûr, si tu es raisonnable, je n’utiliserai pas les infos que je détiens, ce serait tuer la poule aux œufs d’or. Continue ta brillante carrière littéraire, mène la vie que tu veux, mais garde de quoi payer ma pension alimentaire !

Bonne route…

Lou

PS : N’en veux pas trop à Marc. L’idée vient de moi, il s’est fait prier pour participer, mais il ne sait rien me refuser ! Et je veux bien vivre avec lui, mais pas à ses crochets. Question de dignité.


***


Hervé froissa rageusement la feuille et commença à la déchirer. Puis il se ravisa, la lissa tant bien que mal. Après tout, c'était un aveu, même s'il n'était pas manuscrit. Mais ça ne pesait pas lourd au regard de sa réputation et de son avenir d'écrivain.

Il repoussa son café, commanda un whisky sec. Il se trouvait dans une situation critique. Du genre de celles qu'il infligeait souvent à ses personnages…

L'idée fit son chemin pendant qu'il remuait son verre, entrechoquant rêveusement les glaçons. Au fond, ce qui lui arrivait pouvait constituer la trame d'un bon thriller : trahisons, descente aux enfers d'un homme à qui tout réussissait, avec une mise en abyme du personnage public qu'il était devenu…

Le public allait adorer !


Photo : Wikipédia - Benh LIEU SONG

Texte classé 5ème au concours 2024 de nouvelles de Thouaré-sur-Loire

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