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Surréaliste !



Dorothea Tanning – "Birthday" (1942)

Réveillée en sursaut, la bouche sèche. J'ai attrapé vite fait ce que j'ai trouvé au pied du lit quand le facteur a sonné à nouveau. Il sonne toujours trois fois, mais là, il était pas obligé : la porte d'entrée était grande ouverte – comme toutes les autres. C'est à ses yeux écarquillés que j'ai réalisé que ma blouse aussi était ouverte et que j'avais les seins à l'air. Mais, pas possible de les couvrir, j'avais en main le paquet qu'il m'avait remis, j'aurais dû lâcher ma jupe que je retenais de l'autre. Ç'aurait été pire. Le colis, c'était simplement le thermolactyl que j'avais commandé chez Damart, l'appartement n'est pas très bien chauffé et l'hiver approche.

En revenant dans ma chambre, j'ai glissé sur des plumes et j'ai marché sur la queue du griffon ; il a poussé un hurlement qui m'a vrillé les tympans et il s'est envolé en mode fusée. Au passage, il a fait tomber un truc de dessus la cheminée, et, devant les débris, je me suis demandé ce que c'était et ce que ça faisait chez moi. Malgré mon mal au crâne, je me suis souvenu que c'était la statuette que Max m'avait offerte la veille, et j'ai commencé à reconstituer ma soirée. Notre soirée.

***

Max, c'est la troisième fois que je le vois, et justement, je l'avais pas vu venir. Il faut dire qu'il a vingt ans de plus que moi, des yeux de chien battu et un physique… moyen. Je me suis pas méfiée. En plus, la première fois, il venait de la part de sa femme ; elle voulait organiser une expo et elle avait entendu parler de mes talents d'illustratrice, soi-disant. J'étais très flattée. J'ai baissé la garde. On a parlé peinture, surréalisme, il m'a montré son book. Impressionnant ! C'était vraiment de l'art – pas du cochon ! Je me suis sentie en confiance. Je lui ai montré mes propres œuvres, il a été très élogieux. Le temps est passé très vite, et Max a promis de revenir. En partant, il a remarqué le jeu d'échecs, on s'est dit qu'on se ferait une partie la prochaine fois. J'étais sous le charme, mais à des kilomètres de prévoir la suite.

On s'est revu une semaine plus tard. Il avait apporté un échiquier de sa composition, vraiment superbe. Tellement superbe que j'admirais les pièces tout en jouant ; il en a profité pour me planter le coup du berger, un mat en quatre coups. La honte ! Alors, pendant la revanche, j'ai dégrafé un peu mon corsage, pour voir. Et ça a marché ! Résultat : abandon au trente-cinquième coup et au troisième bouton, la réponse de la bergère au berger. J'étais vengée, mais, avec le recul, je me sens un peu responsable de la façon dont notre relation a évolué.

La troisième fois, c'était hier. Il a apporté la statuette, enfin, l'ex statuette. Il l'avait baptisée Janus, elle avait un côté mâle et un côté pas mâle, avec tous les détails. Ça ne manquait pas d'audace, d'audace salace, et je me suis dit que j'avais été trop loin avec le corsage, qu'il avait pris ça pour une invite. Bien sûr, je le trouvais agréable, fin, cultivé, intelligent, vraiment doué, mais pas très attirant physiquement. Et puis, l'âge ! Alors, pour sortir de cette situation ambiguë, je lui ai proposé de visiter le marché de Noël, à deux pas de chez moi. Ç'était très amusant, il y avait des horreurs made in China, des croûtes des peintres locaux, on était morts de rire à les commenter et à boire du vin chaud. Le vin chaud, c'est traître. Avec le froid, t'as envie de chaud et tu oublies le vin. Mais le vin ne t'oublie pas.

Après, mes souvenirs sont flous. Il me semble que Max m'a aidé à monter les escaliers jusqu'à l'appart. Il voulait repartir, un parfait gentleman ! C'est moi qui l'ai retenu. J'ai dû dire "Tu te demandes pas si mon corps est sage sous mon corsage ?" ou quelque chose du genre, en plus pâteux. Et j'ai pas eu à lui dire deux fois. Il a capté le message direct. Les artistes, c'est des hypersensibles, pas besoin de leur faire un dessin. Et Max, il fait pas que dessiner. Il a des mains de sculpteur, précises, douces et fermes quand il faut.

Au matin, j'ai entendu "Nom d'un chien, déjà huit heures, ma femme va s'inquiéter !" et une trombe a balayé l'appartement. Le griffon a gueulé, j'ai mis l'oreiller sur ma tête pour me rendormir, et puis, le facteur !

Bon, il va falloir que je mette les choses au point avec Max. Un : s'il veut qu'on continue à se voir, il faut qu'il choisisse entre sa femme et moi. Et deux : j'ai mes habitudes, je suis maniaque du rangement, et je ne supporte pas les portes ouvertes. Parce que l'état dans lequel il a laissé l'appartement, ce matin, c'était vraiment… surréaliste !




Note :

Ce récit est à peine romancé et transposé, si l'on en juge par cet extrait du Figaro du 1er février 2012. L'article complet est consultable au lien suivant :


L'incroyable vie de Dorothea Tanning, par Valérie Duponchelle


"Au début, il n'y avait qu'un seul tableau, un autoportrait. Une toile de taille modeste au regard des standards actuels", se souvenait Dorothea Tanning. "Mais elle remplissait tout mon studio de New York, une pièce située à l'arrière de mon appartement, comme si elle avait toujours été là. D'un certain point de vue, le tableau racontait le lieu : j'avais été frappée, un jour, par la multitude fascinante de portes – hall, cuisine, salle de bains, studio – ainsi regroupées, attirant mon attention avec leurs plans antiques, leur lumière, leurs ombres, leurs ouvertures et leurs fermetures imminentes (...) C'était la période de Noël, et Max fut mon cadeau de Noël. Il neigeait dur lorsqu'il sonna à la porte. Il venait choisir des tableaux pour une exposition intitulée Thirty Women , émissaire chargé de dénicher dans les ateliers un bouquet de peintres qui se devaient être jolies et aussi déterminées à être artistes. “Please come in,” Je souris, essayant de dire la formule comme à n'importe qui d'autre. Il hésita, restant le pied posé sur le seuil (...) Nous entrâmes dans l'atelier, sur le chevalet était le portrait, inachevé. Comment allez-vous l'appeler ? me demanda-t-il. Je n'ai pas de titre. Alors, vous l'appellerez Birthday. Cela s'est passé comme ça".

Ils jouèrent aux échecs, s'affrontèrent par le jeu et l'esprit, se regardèrent au-dessus des pions, et devinrent un couple de légende pendant 34 ans, jusqu'à la mort de Max Ernst en 1976. Ce que Dorothea Tanning ne raconte pas, c'est que Max Ernst était envoyé par Peggy Guggenheim. La collectionneuse américaine, mécène, excentrique venait juste d'épouser son grand homme. "Peggy avait eu la bonne idée de demander à Max de prospecter dans les ateliers de Manhattan pour son exposition Thirty Women," raconte au Figaro Werner Spies, figure historique du Centre Pompidou, spécialiste de Max Ernst contre vents et marées et ami de ce couple extraordinaire du surréalisme. "Quand Max a vu Birthday, il est resté médusé devant son invention formelle, l'orage dans ses yeux peints de Cassandre qui contenait une profonde prémonition du désastre, son jeu de portes qui ne s'ouvriront jamais ou ne se fermeront jamais, une idée qu'a reprise Dali dans le rêve surréaliste qu'il a dessiné pour Hitchcock dans Spellbound. Il a quitté Peggy, s'est installé avec Dorothea qui était une beauté digne d'Hollywood et d'Autant en emporte le vent. Longtemps, Peggy Guggenheim en garda rancune et disait à propos de ces Thirty Women, il y a une peintre de trop !. À la Biennale de Venise en 1966, vingt ans après, elle invita Max et Dorothea au Cipriani lors d'un dîner de pseudo réconciliation qui fut des plus sinistres".

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