Sycomore
- HenriBD
- 1 juin
- 4 min de lecture

L'arbre allait sur ses 200 ans – still going strong. Il était venu au monde en 1837, l'année où la reine Victoria avait accédé au trône. Son père, un érable sycomore majestueux, enraciné à un mile de l'autre côté du mur d'Hadrien, l'avait eu sur le tard, et la légende disait qu'il avait dépassé les quatre siècles lors du grand gel de 1929. Un hiver redoutable, de mémoire d'érable, où la température avait chuté jusqu'à moins 8° Fahrenheit – moins 22° Celsius. Le whisky avait protégé les hommes, mais pas l'ancêtre, dont la sève épaissie par les ans s'était en partie figée.
L'âge, notre arbre n'en avait pas conscience, mais il l'enregistrait méticuleusement, inscrivant années fastes ou difficiles dans son tronc ; on aurait pu lire en lui le choc de 1929 à l'étroitesse extrême du cerne, mais aussi celui des inondations de 1852 – un anneau très sombre. S'en suivaient 1947 et 1963, deux années terribles, températures polaires, rivières et canaux gelés, et pour lui, quelques gélivures supplémentaires, cicatrices du temps qui passe. Et puis, quelque chose changea : hormis en 2010, les morsures de l'hiver se firent moins cruelles. À la place, les tempêtes se multiplièrent, et apparurent canicules et sécheresses. Une première fois en 1975-1976, puis en 1995, 2003, 2022. L'érable n'y était pas habitué : son habitat, c'était la fraîcheur, l'humidité, souvent le froid. Désormais, il lui fallait affronter de nouveaux ennemis.
Le sort l'avait fait solitaire, pour le meilleur et pour le pire. Le pire : être coupé de ses frères, affronter les rigueurs du climat sans protection ni partage. Demeurer seul face aux bourrasques, exposé à la foudre, nu sous les pluies froides d'automne ou le soleil trop ardent de l'été. Contre maladies et insectes, privé des échanges chimiques avec ses congénères, il ne pouvait compter que sur ses alliés – les oiseaux, insectes, lichens qu'il hébergeait – et ceux que ses sécrétions chimiques appelaient en cas de besoin. Jusque-là, ils lui avaient permis de résister à la cochenille et à l'anthracnose. Au final, le sycomore s'accommodait de sa solitude.
Car le meilleur tenait en un mot : sa situation. Un sol adapté à l'espèce, plutôt acide et pauvre, dans un environnement frais et humide, mais surtout, un site de rêve : une brèche dans les collines, arrondie en une douce dépression par des millénaires d'érosion, qui lui tenait lieu d'écrin. Le sycomore y avait pris ses racines et ses aises. Il trônait au centre de la dépression, sa silhouette se découpait avantageusement sur un ciel le plus souvent nuageux. Scène splendide, mais déserte. Cela allait bientôt changer.
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En 1963, l'état créa le parc national du Northumberland. Il englobait la partie centrale du mur d'Hadrien, en restauration depuis une vingtaine d'années. La protection du patrimoine, des paysages naturels et de la biodiversité signait son entrée. L'arbre du Sycamore Gap, déjà connu des locaux et des randonneurs, vit sa renommée d'accroître, jusqu'à ce qu'une scène du film Robin des Bois, prince des voleurs, en fasse en 1991 une star internationale.
Dès lors, l'érable devint la vedette du parc, dont la fréquentation atteignit les 300.000 visiteurs annuels, chiffre remarquable vu son accès difficile. Sa dernière consécration fut sa nomination comme Tree of the year en 2016. Le prix permit de mieux surveiller la santé de l'érable et de protéger ses racines, fragilisées par le piétinement des admirateurs – la célébrité n'est pas dans dangers. En 2003, l'hélicoptère d'une équipe tournant un documentaire se crasha à son pied, faisant quatre blessés légers. Par chance, l'arbre fut épargné. Pour un temps.
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La nuit du 27 au 28 septembre 2023, la tempête Agnès atteint les îles britanniques, balayant au passage le parc national. Depuis quand Daniel et Adam attendent-ils l'occasion, l'assurance d'une nuit sans témoins, pour agir en toute discrétion ? En tout cas, ils sont prêts. Ils garent la voiture sur le parking le plus proche du site, l'atteignent en vingt minutes de marche, puis s'attaquent au sycomore. L'un manie la tronçonneuse, l'autre immortalise la scène en la filmant avec un téléphone. Ironiquement, la vidéo est totalement sombre, illisible. Seule la police parvient à l'éclaircir, révélant une silhouette qui scie l'arbre agité par le vent, sur fond de vrombissement de tronçonneuse, avant que l'érable ne chute dans un craquement désolant. On retrouve également une photo du coffre de la Range Rover de Daniel, montrant une tronçonneuse et un coin scié dans le tronc pour orienter sa chute - un trophée ? Enfin, le relevé des portables et GPS confirme leur présence sur les lieux au moment des faits.
Devant tant d'évidences, on aurait pu attendre des aveux du tandem, d'autant que la seule motivation plausible semblait être la soif de célébrité – le syndrome d'Érostrate, du nom de l'incendiaire du temple d'Artémis 400 ans avant notre ère, qui paya de sa vie son passage à la postérité. En atteste l'empressement avec lequel les deux crétins ont échangé les articles et messages sur l'affaire "devenue virale", dira Daniel à son complice. Mais, moins héroïques que leur prédécesseur, ils commencent par nier leur acte, avant de s'accuser l'un l'autre. Adam prétend ne pas avoir été sur les lieux, Daniel que sa voiture et son téléphone ont été utilisés à son insu… Même si la coupe de l'arbre révèle le travail d'un professionnel – n'importe qui ne sait pas tronçonner proprement un tronc d'un mètre de diamètre, comme Daniel le faisait occasionnellement – on n'a pas à ce jour d'aveux de l'un ou de l'autre, solidaires malgré eux. Et au fond, peu importe.
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À l'endroit où se dressait le Sycamore Gap Tree, se trouve maintenant un enclos qui protège l'accès à la souche. Tout ce qui pouvait encore être fait l'a été : 49 graines de l'érable ont été recueillies et sont cajolées en pépinière ; les rejets que l'arbre mort a produits sont également pieusement conservés, car ce sont des clones du sycomore, presque des reliques…
Détail curieux : la souche n'a pas une forme circulaire : exposé aux vents dominants du sud-ouest, l'érable s'est très tôt déformé pour y résister. Un processus bien connu des spécialistes, qui conduit classiquement à une forme de tronc dite bilobée. Mais pour tout un chacun, la souche dessine tout simplement un cœur.
Il faudrait être un peu stupide, ou très crédule, ou bien un grand rêveur, pour y voir la réponse posthume du sycomore à ses agresseurs, voire à cette partie croissante de l'humanité qui cherche dans une célébrité fugace un sens à sa vie…
J'ai lu en un seul souffle !!!! Merci beaucoup pour le plaisir !!!! (Ils disent en Russie quand ils ont lu le livre sans s'arrêter)