Avant-dernier jour des Paralympiques. Samedi 7 septembre. Finale du 100 mètres nage libre, catégorie S8. C'est l'épreuve reine. Pas eu le courage de regarder la finale. Hélène Bontemps l'a remportée, devant Veloccio et Parker. Camille, ma sœur, avait tout donné pour arriver au top ce jour-là. Elle aurait sans doute gagné, elle était favorite, après le bronze au 400 mètres nage libre et l'or au 100 mètres papillon.
Hier dans la nuit, un grand moment de panique quand sa mort a été révélée. Pendant deux heures, on a bloqué l'accès aux zones protégées ; dans les médias, sur les réseaux, on parlait d'attentat, de couvre-feu. Tout ça s'est dégonflé. Maintenant, on écarte l'hypothèse terroriste : pas de revendications, ça intervient après les JO, alors que l'attention internationale se détourne ; et cibler une championne paralympique, quel prétexte ?
La piscine éphémère du Trocadéro restera fermée, mais on n'a plus besoin de s'entraîner. Le corps emmené, le fauteuil roulant embarqué pour analyse, j'attends. J'ai droit à un premier interrogatoire, informel. Un officier de police tout en rondeur, du genre qui inspire confiance. Je lui explique que Camille venait s'entraîner le soir, avec d'autres athlètes, et qu'elle était souvent la dernière. Il est surpris et contrarié du manque de caméras intérieures et de vigiles. Mais les jeux se terminent, les personnels sont surmenés et les Paralympiques… ça intéresse moyen.
J'indique à l'enquêteur que Camille laissait une porte de secours entrebâillée, pour que je vienne la chercher, en général vers les 11 heures du soir. Devant sa réaction, j'ajoute que tous les nageurs font pareil, pour ne pas mobiliser les aidants inutilement.
Je lui répète ce que j'ai dit la veille : autour de 23h30, je l'appelle, étonnée qu'elle n'ait pas encore téléphoné. Je tombe sur son répondeur, ça ne m'inquiète pas spécialement, et je pars la chercher – à pied, nous sommes logées à 500 mètres. C'est quand je vois la porte de secours fermée que je prends peur. L'entrée principale est verrouillée, la salle dans le noir. Pas de gardien. Je fais le numéro affiché sur la porte.
La suite, interminable : un type de la sécurité finit par se pointer, ouvre la salle, allume… et là, le fauteuil roulant au fond du bassin, avec le corps de Camille.
— Vous n'avez pas l'air trop choquée, fait l'inspecteur.
Comme une question. Ou un reproche ?
— J'ai l'impression d'être dans un film. Je ne réalise pas.
C'est vrai. Le dire me fait monter les larmes aux yeux. Il continue à me fixer. Je me braque.
— Vous me soupçonnez ?
— Par principe, on soupçonne tout le monde, soupire-t-il. La famille, les amis, l'entourage, les concurrentes !
La famille, il n'y a plus que moi. Et sa réplique, elle semble aussi sortir d'un film. Un mauvais film.
*****
Cette nuit, à nouveau, impossible de dormir. Tout ça tourne dans ma tête, et c'est difficile. Au matin, après un café bien serré, je me suis regardée dans la glace, des pieds à la tête. En mode cash. Une nana de 24 ans, taille moyenne, plutôt tonique – les restes du sport de compétition. Un visage banal, du genre qui n'attire pas les mecs. Et aujourd'hui, les yeux en vrac, les coins de la bouche qui tombent, plus que dab. Signe particulier : je viens de tuer ma sœur !
Dit ainsi, ça paraît monstrueux. C'est monstrueux ! Pourtant, je ne suis pas un monstre. Alors quoi ? Depuis deux jours, je fouille, je tente de comprendre. Si c'était là en moi, depuis longtemps, comme une tumeur qui se signale un jour. Ou bien si c'est juste un court-jus dans mon cerveau, un neurone qui a claqué, me faisant meurtrière pour toujours, mais irresponsable de mon acte.
Quelle blague ! Tout le monde cherche le coupable. Et moi, qui le connais, je cherche le mobile, pourquoi ça s'est passé. Il faut que j'aille au bout, que je creuse jusqu'à déterrer la vérité. Quand j'aurai trouvé… après… je ne sais pas !
*****
Deuxième entretien avec Florence, la sœur. Cette fois-ci, dans mon bureau. Au téléphone, je lui ai demandé de venir compléter quelques points avant une déposition formelle. Un peu limite, mais difficile pour elle de refuser. Elle a répondu qu'elle était très prise, j'ai insisté, elle a cédé. Faute de mieux, c'est ma suspecte principale. Je ne crois ni au suicide – avant l'épreuve cruciale pour laquelle Camille Liérois s'est préparée toute la saison ! – ni à l'accident – le fauteuil a coulé à deux mètres du bord du bassin. J'élimine le meurtre opportuniste : ni vol ni agression sexuelle. Il reste donc le petit nombre de personnes du cercle personnel et sportif, dont pas mal sont handicapées. Et au centre de ce cercle, il n'y a que deux personnes : Simon Vidal, le coach, qui participait à une réunion de calage à l'heure des faits, et Florence.
— Parlez-moi de votre sœur : je veux comprendre le genre de vie qu'elle menait, ses intérêts, ses activités en dehors du sport…
Elle parle. Je l'écoute, je la regarde. Attentivement. Ce qu'elle dit m'intéresse autant que la façon dont elle le dit : l'intonation, les gestes, la posture, les expressions qui passent sur son visage. Les silences aussi. Elle est épuisée, c'est certain, mais il y a autre chose. Je prends des notes, et je ne me prive pas de lui demander de répéter. La répétition, c'est la base de l'interrogatoire. On ne dit jamais tout à fait la même chose, et jamais de la même façon. Pour l'instant, je guette les dissonances.
Elle en est à détailler les journées précédentes, depuis le début des épreuves. Je l'interromps.
— On est bien d'accord : Camille vous appelait vers 23 heures pour vous demander de venir la chercher.
— Oui, c'est vrai !
— Et pas le dernier soir ?
Un silence.
— Je vous l'ai dit : j'ai fini par lui téléphoner !
— Pourquoi si tard ? Vous attendez une demi-heure avant de l'appeler. J'ai compris qu'elle avait un planning rigoureux.
Elle hésite un peu, fronce le nez.
— C'était la dernière journée de compétition, elle n'avait pas d'épreuve le matin. La finale était à 18 heures. Elle pouvait se permettre une grasse matinée.
Ça tient la route. Je ne l'ai pas déstabilisée. Par habitude, par métier, je fais une moue dubitative.
Alors elle ajoute, pour enfoncer le clou.
— Avec Camille, il valait mieux pas prendre d'initiatives !
La mimique en dit plus que les mots. Ça ressemble à de la rancœur. C'est ténu, mais c'est un début.
*****
Ne pas paniquer ! Je ne dois pas paniquer. Ce type n'attend que ça. Pour commencer, je ne répondrai plus à ses questions jusqu'à la convocation officielle. Et puis il faut que je dorme. Je n'ai pas pu me reposer et ça continue avec tous ces gens qui me contactent, les obsèques dont je vais devoir m'occuper, les démarches dans tous les sens.
J'ai pourtant l'habitude de ça. Depuis le suicide de papa, je suis la secrétaire particulière – salariée – de Camille. À part l'aspect purement sportif, tout le reste repose sur mes épaules. Je gère la rente que lui verse la SNCF. C'est moi qui assure la liaison avec la fédération pour tous les aspects logistiques et financiers. J'organise les déplacements, les réservations. C'est plus qu'un plein temps.
Parfois, je repense à notre jeunesse, avant l'accident. Mes 15 premières années. Papa travaillait à EDF, et il était aussi entraîneur de l'équipe de foot locale. Il aimait le sport, et il a su nous motiver. On est devenues d'excellentes nageuses, elle meilleure que moi. Deux garçons manqués. Maman nous aurait préférées moins speed, mais on ne l'écoutait pas. Plus tard, ç'aurait pu être différent… sans le passage à niveau. Maman était au volant, elle n'a pas survécu. Et Camille, à la place du mort… les deux jambes broyées. À 13 ans !
Ça ne sert à rien de ressasser tout ça. Ou peut-être que si, ça me permet de ne pas repenser à avant-hier. Et pourtant, je dois y retourner. Je ferme les yeux. Vendredi soir, 11 heures. J'y suis.
Je suis entrée par la porte arrière, entr'ouverte. Camille est sortie de l'eau, elle se sèche. Je l'aide à se rhabiller. Il n'y a plus personne. Elle est tendue, elle n'arrive pas à évacuer le stress qui monte depuis le début de la semaine. Je la sangle sur le fauteuil, je lui fais mal. Elle m'engueule durement. J'ai beau avoir l'habitude, là c'est trop. Le ton monte.
— Tu peux me parler comme à un être humain ?
Elle ricane.
— No soucy ! De ton côté, tâche de faire ton boulot correctement. Je te rappelle que tu es payée pour ça !
Je me retiens de lui mettre une claque. On ne frappe pas une handicapée.
— Pas assez cher pour supporter ton caractère de merde ! Le monde ne tourne pas autour de toi !
Lorsque j'en arrive là, mes souvenirs se bloquent. Le vide. Quand ça revient, je revis une explosion de rage inouïe. Je me revois projeter le fauteuil et Camille dans le bassin. Et je regarde, paralysée, bloquée par la peur de ce que j'ai fait. Et le temps passe, passe. Et il est trop tard.
Je me secoue. Je cherche mon portable, je l'ai laissé à l'appartement. Pas de traces de mon passage. Je claque la porte de secours en partant, j'essaie de marcher normalement. Je rentre. Comme si je m'étais déjà installée dans la peau d'une criminelle. Je téléphone à Camille, je ne laisse pas de message, ma voix me trahirait, et je repars à la piscine. Cette fois-ci, j'ai mon téléphone.
*****
Je n'espère rien de l'autopsie. En revanche, les relevés et les localisations téléphoniques seraient précieux. Ça va prendre du temps, on est en effectifs réduits avec les récupérations post JO et les congés. Pour avancer, j'ai interrogé Simon, l'entraîneur.
Il décrit Florence comme une jeune femme qui est passée à côté de sa vie : éclipsée par Camille, ensuite phagocytée par la prise en charge de sa sœur après l'accident, puis le suicide du père. Camille, il la qualifie d'impérieuse, dotée d'une très forte personnalité – rien de surprenant, il faut être sacrément costaud pour réussir comme elle sa reconversion sportive. Mais il ajoute qu'elle tendait à vampiriser son entourage. Tout lui était dû, elle ne pouvait pas supporter que quelqu'un échappe à son emprise. Lui-même a cédé à la fascination qu'exerçait Camille. Il a eu une liaison, assez brève, avec elle. Il se l'est beaucoup reproché, parce qu'à ce moment-là, il était le petit ami de Florence ! Après, il a pris de la distance, tout en restant l'entraîneur personnel de Camille. Et depuis quatre ans, celui de l'équipe féminine de para natation.
Enfin ! J'ai enfin un mobile ; mais si c'est une histoire de vengeance, pourquoi avoir attendu aussi longtemps ?
*****
Le somnifère a fait effet. J'ai dormi comme une masse. Ce matin, je visionne le blog familial et je repère des photos pour les obsèques. Je tombe sur une image de Simon et moi, enlacés.
Le choc : tout me revient d'un coup. La dispute qui s'envenime, Camille hors d'elle, moi qui ne me contrôle plus et lui reproche d'avoir tout abandonné pour elle. Alors elle lâche : ma pauvre fille, tu n'existes pas sans moi, sans mon argent, sans mes succès. Même ton chéri, tu n'as pas su le garder ! Je te l'ai pris quand j'ai voulu, juste pour te montrer qu'il ne tenait pas à toi !
Et là : la rage qui éclate, la poussée, le fauteuil dans le bassin, je tremble de tous mes membres pendant qu'elle se noie. Et je pleure comme un veau. Sur qui ? Sur quoi ?
Je suis KO debout. Je m'assieds, je prends mon portable et la carte de visite de l'officier sur la table basse. Il décroche.
— J'ai quelque chose à vous dire.
Il n'a pas l'air surpris.
— J'attendais votre appel.
Image : Wix
1er prix du concours d'écriture 2024 de Saint Marie de Ré
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