Tout le monde connaît le passage du Gois, cette chaussée submersible de quatre kilomètres qui relie à marée basse Noirmoutier au continent, avant que la mer en fasse à nouveau une île.
À l'époque, je louais ma villa tous les étés ; avec ses deux chambres, son vaste séjour-cuisine, son petit jardin arboré et sa piscine à l'eau de mer, je pouvais me montrer exigeant sur les prix et choisir mes locataires. J'avais reçu les Wayfahrer de 1996 à 98. Un couple d'octogénaires bien conservés, au fort accent alsacien. Lui, poli mais réservé, longiligne et sec comme un Riesling ; elle, volubile et boulotte, avec des épaules en saule pleureur et une coiffure homothétique, d'une couleur aussi incertaine que leur Coccinelle décapotable.
Leur premier séjour m'avait convaincu. Discrets, un emploi du temps immuable et si bien réglé qu'on les aurait crus suisses, n'eut été l'accent précité. Le matin à la plage, pique-nique ou déjeuner au restaurant, puis retour à la villa, sieste et piscine, rarement une sortie en soirée. Ils m'avaient tout laissé dans un état impeccable. Bref, les locataires idéaux.
Aussi, quand ils m'avaient demandé de revenir l'année suivante, je n'avais pas hésité. Ils louaient quatre semaines en août. Je les voyais à leur arrivée. On ne faisait plus l'état des lieux, remplacé par un apéritif – pour moi qui ne bois pas d'alcool, leur capacité d'absorption était impressionnante – avant que je revienne à Nantes. À la fin du séjour, ils laissaient désormais les clés dans la boîte aux lettres, où je les récupérais le week-end suivant. Bref, tout se passait au mieux, même si leur âge présageait que cela ne durerait pas très longtemps.
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L'été 1998, je les avais accueillis début août. En fin de mois, j'avais profité d'un rendez-vous sur l'île avec un artisan pour les revoir le jeudi avant leur départ. J'avais apporté un Pineau des Charentes qu'ils avaient apprécié et quasiment achevé, me contentant comme d'habitude d'un jus de fruit. Après le week-end, j'avais retrouvé la villa en parfait état. Tout semblait normal.
Trois semaines après, à l'approche des marées d'équinoxe, on avait découvert leur voiture, capote ouverte, enlisée au large du passage du Gois. Les recherches permirent de retrouver une semaine plus tard le corps de madame Wayfarher, mais pas celui du mari. Les poumons remplis d'eau attestaient la noyade. Les bagages dans le coffre, les papiers, cartes bancaires et un peu d'argent dans la boîte à gants excluaient le meurtre crapuleux. Ne restait plausible que l'accident ou les morts volontaires. Le fait que personne n'avait été témoin de la scène, en saison, faisait plutôt pencher pour un double suicide planifié au cœur de la nuit. Quant à la date, le croisement entre le cycle des marées et l'heure présumée pointait la semaine à partir du jeudi où nous nous étions vus. C'était compatible avec l'état de conservation du corps, sans qu'on puisse être plus précis.
J'avais raconté ça aux gendarmes et répondu avec toute la sincérité que permettait mon rôle dans l'affaire ; non, je n'avais pas trouvé les Wayfahrer particulièrement déprimés, mais nos rapports restaient superficiels. Oui, ils avaient évoqué un retour l'année suivante, mais sans s'engager davantage. Et bien sûr, j'avais pensé qu'ils étaient restés jusqu'au samedi, sans en avoir aucune preuve. Les gendarmes s'étaient satisfaits de mes déclarations. Leur religion était faite. Les suicides de couples âgés ne sont pas rares – misère, maladie, ou simplement solitude, même à deux. Au final, on allait vers un classement rapide de l'affaire.
Cela m'allait bien. Je n'allais pas suggérer aux enquêteurs d'analyser l'eau contenue dans les poumons de Mme Wayfahrer. Il n'y a que dans les romains policiers qu'on a le temps et les budgets pour procéder à tous les examens médico-légaux. Noirmoutier en été, c'est 100.000 personnes au lieu de 10.000 et des services publics surchargés. L'enquête pour recherche des causes de la mort ne fut pas déclenchée, et l'affaire fut classée en trois mois.
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J'ai pris ma retraite cette année, et je n'ai plus les moyens d'entretenir une résidence secondaire. Alors, j'ai commencé à faire le tri dans la villa. J'ai d'abord récupéré, planqué dans la bibliothèque, le polaroïd que les Wayfahrer avaient oublié sur une étagère en 1997. On y voit le mari en maillot de bain, allongé sur une chaise longue, les mains croisées sous la tête, bronzé et souriant. La pose révèle, sur la face intérieure du biceps gauche, une vilaine cicatrice, comme une brûlure mal soignée.
Pourquoi ai-je compris de suite qu'il s'agissait d'un tatouage qu'on avait fait disparaître? Sans doute l'histoire de mon grand-père, lui-même revenu de déportation avec son matricule tatoué sur l'avant-bras. Internet a confirmé mes soupçons. Les SS et nombre de soldats allemands avaient leur groupe sanguin tatoué sous l'aisselle. Seuls les Waffen SS le portaient sur le biceps. J'ai contacté, anonymement, le Centre Simon-Wiesenthal. En quelques échanges et deux mois, on s'est focalisé sur un couple de gardiens du camp de Stutthof, Hans et Erna Kunzer. Le centre m'a adressé une photo d'archive où ils sont au milieu d'une quinzaine de personnes en uniforme dansant gaiement au son de l'accordéon.
Bien entendu, j'ai répondu que ce n'était pas eux et j'ai coupé les contacts avec le centre. Je ne voulais pas d'un procès interminable qui se serait terminé par une dispense d'exécution de peine, vu l'âge des Wayfahrer-Kunzer. Et je les ai contactés pour vérifier qu'ils reviendraient l'été suivant. J'ai eu tout mon temps pour trouver le somnifère et la dose adéquats, et une bouteille de Pineau dont la capsule me permettrait d'injecter le produit.
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Le Pineau a fait son office. Une fois le couple endormi, j'ai commencé par la femme. Ç'a été facile. Mais lorsque j'ai balancé l'homme dans la piscine, il a ouvert les yeux et s'est mis à se débattre. J'ai tenté de le maintenir sous l'eau, mais il avait pied. Il a pu sortir la tête un instant, il a crié quelque chose que je n'ai pas compris, puis j'ai repris le dessus en lui appuyant sur les épaules. Il ouvrait la bouche, des bulles en sortaient, et sa vie avec. Son regard de fou me transperçait. J'ai failli le lâcher, renoncer, oublier mon grand-père et son suicide à 50 ans. Mais j'avais déjà noyé la femme, je ne pouvais plus reculer. Alors, j'ai continué à l'enfoncer, en fermant les yeux. Au bout d'une éternité, il a cessé de gigoter. Tout s'est calmé. J'ai rouvert les yeux et j'ai vu une grosse bulle remonter et éclater à la surface, dans un tout petit bruit fatal.
Après, j'ai attendu trois heures du matin, la basse mer, et j'ai conduit la voiture aussi loin que possible dans les rochers et la vase. Pourquoi on n'a pas retrouvé l'homme, je l'ignore. Certains disent que le mal ne meurt jamais, mais moi je sais bien que je l'ai tué.
Ça fait maintenant 25 ans. Mais je revois encore parfois ses yeux d'halluciné, et je me demande ce qu'il m'a crié avant de mourir : "Pourquoi ?" "Pardon !"
Ou bien "Toi aussi !"
Photo : Pinterest
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