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Une drôle de surprise

Co-écrit avec Claude G.

Ce n’était pas la première fois que Germaine se rendait au village voisin à bicyclette. Qu’il y ait un grand soleil ou qu’il pleuve, elle quittait la ferme et empruntait la route qui serpentait entre les collines alentour. Il y avait bien plusieurs petites côtes le long du parcours, mais ça ne l’effrayait pas car elle avait le mollet solide et un bon coup de pédale. Même lors du retour avec son panier rempli, son allure n’en était que peu ralentie. Il faut dire que les travaux des champs, ça muscle les jambes plus que les danses de salon.

La distance à parcourir n’était pas très importante. Sept ou huit kilomètres tout au plus. Certains auraient pu y voir une corvée, mais au contraire, Germaine y prenait un plaisir inchangé. Elle connaissait par cœur la plupart des endroits traversés, dont certains ne manquaient pas à chaque fois de lui rappeler des souvenirs de sa jeunesse.

Ce vieux chêne sous lequel Marcel lui avait donné son premier baiser ; le petit pont qui enjambe le ruisseau où son père l’emmenait jadis pêcher des écrevisses ; le sommet de la côte la plus haute, d’où l'on pouvait apercevoir le clocher du village d’un côté, et de l’autre le toit de la ferme dont on ne remarquait l’hiver que la fumée de la cheminée, juste derrière les cimes dépouillées des grands peupliers ; et tant d’autres…

Germaine effectuait généralement ce trajet une fois par semaine. Elle se rendait chez le boucher charcutier, faisait quelques emplettes dans la supérette du village et s’en retournait vers la ferme. Depuis le temps, elle connaissait tout le monde, et parfois l’été, elle cédait à une invitation à boire un coup dans le bistrot de la place de l’église. Un petit blanc, "juste pour trinquer", disait-elle. Avant d'en accepter un second, "pour la route !"

Ce jour de fin juin, les fortes chaleurs étaient déjà au rendez-vous. Germaine avait fait ses emplettes et après deux verres du vin du pays, elle était remontée sur sa bicyclette, et avait repris sa route en appuyant sur les pédales.

Elle n’avait finalement pas épousé Marcel, mais Lucien, le fils de la ferme du Moulin. Il y avait plus de terres à récupérer lors de la succession. Ce qui fut fait. Ils s’entendaient bien et les affaires n’étaient pas mauvaises. Germaine était heureuse, et en cette fin de matinée elle chantonnait sur sa selle.


Soudain, le bruit d’un moteur couvrit les sons de sa chansonnette et ceux des criquets qui s’en donnaient à cœur joie dans les prés bordant la route. Germaine se retourna instinctivement et dut faire brusquement un écart. Une voiture noire lancée à vive allure l’avait dangereusement frôlée. "Qui c'est ce fada ?" cria Germaine en accompagnant ces mots d’une bordée de jurons, "Il va y aller au fossé !"

Elle avait poursuivi sa route, tout en grommelant encore des injures à l’encontre du chauffeur, chauffard plutôt – sûrement un Parisien ! Elle arrivait maintenant dans la descente sinueuse qui menait le petit pont, juste après le virage en épingle à cheveux. Elle aperçut immédiatement une tache noire dans le vert des grandes herbes qui bordent le ruisseau. Un grand coup de frein, et Germaine dévala la pente. Une sourde inquiétude l’avait envahie, malgré la maigre satisfaction d’avoir vu sa prédiction se réaliser.

Parvenue à la voiture, dont le moteur était arrêté, elle constata qu’il n’y avait personne dans l’habitacle. La portière avant, côté conducteur, était ouverte. L'arrière était déformé par le choc contre un arbre et le hayon du coffre était légèrement entrebâillé. Après un moment de stupéfaction, Germaine se mit à appeler, mais seuls les bruits familiers de la campagne, presque totalement couverts par le coassement des grenouilles, se faisaient entendre dans l’air de plus en plus chaud de cette matinée de mai.

Elle eut alors l’idée de soulever la porte du coffre, et la surprise faillit la faire tomber à la renverse.


****


Le coffre était rempli, bourré même, de briquettes d'une matière brunâtre, enveloppées dans un film de plastique aussi fin que celui qui entoure les savons. Germaine n'était pas une imbécile. Elle comprit tout de suite qu'il s'agissait d'une affaire louche, un trafic sans aucun doute. Le fait que le conducteur ait quitté les lieux sans demander son reste, au lieu d'attendre du secours, était un aveu.

Germaine regarda les paquets de plus près : aucune indication ni étiquette. Sous les doigts, la matière s'enfonçait légèrement, et le paquet lui-même ne semblait pas rigide. Pas besoin d'être une spécialiste pour comprendre qu'il s'agissait de mastic. Pour combien y en avait-il? D'où venait-il ? à quoi était-il destiné ? Autant de questions auxquelles elle ne pouvait répondre. Et la dernière : que faire ? Là, c'était plus simple. Marcel, son amour de jeunesse, n'avait pas pu conserver les terres familiales. Il avait vendu et s'était installé comme vitrier, avec un assez beau succès. Et depuis 15 ans, ses trois camionnettes équipées de galeries en V renversé sillonnaient la campagne.

Elle sortit son portable, toujours un peu émue à l'idée de lui parler.


****


Marcel n'avait pas compris grand-chose de ce que Germaine lui racontait au téléphone, mais ça n'était pas très grave. Elle voulait le voir, il accourait. C'était comme ça depuis longtemps, et même si sa vie avait pris un autre chemin, il ne l'avait pas oubliée. En arrivant près du lieu indiqué, il l'aperçut qui faisait de grands signes sur le bas-côté, et se gara illico.

Elle l'entraîna vers la voiture, une BMW noire d’un ancien modèle, et lui montra le coffre ouvert. Il n'en crut pas ses yeux : de la résine de cannabis ! Il y en avait une centaine de paquets, peut-être bien plus. Une fortune à portée de main. Incrédule, il entendit Germaine lui expliquer qu'elle avait pensé à lui et que puisque le conducteur s'était enfui, il n'y avait aucun mal à récupérer le mastic. Le mastic ! C'est vrai que Saint-Gesse n'était pas une plaque tournante du trafic de drogue, mais quand même ! Germaine devait vivre sur une autre planète… Il ne la détrompa pas. Un go-fast qui avait mal tourné, c’était la seule explication. Le temps que le convoyeur alerte ses commanditaires, que ceux-ci réagissent, et les parages allaient devenir dangereux.

Avec l’aide de Germaine, il chargea le contenu du coffre dans sa camionnette, la persuada d’y mettre son vélo et la ramena au bourg. En la déposant, il lui fit promettre de garder toute l’histoire pour elle – ce n’était pas difficile, elle était déjà effrayée par l’idée d’être complice d’un modeste larcin – et il reprit la route en sens inverse pour regagner son entreprise. Quand il repassa devant les lieux de l’accident, deux voitures étaient garées là et il aperçut en contrebas quatre ou cinq personnes déployées en train de ratisser le champ. Il prit soin de ne pas accélérer ni ralentir.


Arrivé à son entreprise, il vérifia qu’il était seul, puis rangea son véhicule. À la réflexion, son précieux chargement ne serait pas en sécurité dans l'entrepôt. Mieux valait le mettre plutôt dans le garage au sous-sol de sa maison attenante, sous sa surveillance directe. Il attendit prudemment que la nuit tombe, puis déchargea la camionnette. Il en profita pour inventorier son butin : 250 paquets de 500 grammes. Une brève enquête sur Internet lui permit d’évaluer sa fortune ; au détail, entre un et deux millions d’euros ; bien sûr, il ne pouvait espérer en tirer une somme pareille ; il lui faudrait attendre que l’affaire se tasse, chercher des intermédiaires, fractionner les quantités, etc., mais il pouvait sans doute espérer en tirer le tiers, voire la moitié de cette somme s’il se donnait le temps. C’était plus qu’il n’en fallait pour permettre à son entreprise de franchir un cap, par exemple d’absorber son concurrent direct. Grisé par ces perspectives, Marcel s'ouvrit une bouteille champagne – il en avait toujours une au frais pour les clients – et la vida devant la télévision en compagnie d'un plat cuisiné et de Léa Salamé – elle lui rappelait Germaine, en plus svelte.


Au moment de se coucher, la pensée de la drogue le rattrapa. Il fallait tout de même qu’il vérifie qu’il n’était pas en train de se planter sur toute la ligne, qu'il s'agissait bien de hasch. Il avait suffisamment fumé dans sa jeunesse pour connaître le cannabis et ses effets, mais c’était de l’herbe. Pour la résine, il ne voyait qu'une solution : il prit des allumettes, son opinel, une pipe en terre qui décorait sa cheminée et descendit au garage. Avec le couteau, il incisa le coin d’un paquet et préleva un peu de pâte. Il la malaxa pour en faire une noisette qu’il enfourna dans la pipe. Il gratta une allumette, l’approcha avec une pensée reconnaissante pour Germaine. Pourvu qu’elle tienne sa langue ! La discrétion était le secret de la réussite… et de leur survie.


****


Tout comme Proust, Germaine et Lucien se couchaient de bonne heure et ils n'avaient ni l'un ni l'autre le sommeil facile. Mais le parallèle s'arrêtait là ; eux avaient résolu le problème de l'insomnie de façon pragmatique et pharmaceutique. Dès lors, il aurait fallu qu'un avion s'abatte sur la ferme pour qu'ils se réveillent avant cinq heures du matin. Ce fut pourtant le cas cette nuit-là – pour le réveil, pas pour l'avion ! Du reste, un aéroplane n'aurait pas fait plus de bruit que cette énorme détonation, ce tremblement sourd, suivi du son plus aigu des vitres de la fenêtre vibrant à la limite de rupture. Tous deux s'éveillèrent en sursaut. Le radio-réveil indiquait 23 h 38. Ils coururent à la porte d'entrée ; tout le hameau était de sortie, les gens s'interpellaient, mais personne n'avait d'explication et personne ne s'accordait sur la direction du bruit. Germaine pensa furtivement à Marcel, mais chassa l'idée aussitôt : Saint-Gesse était à cinq kilomètres à vol d'oiseau, bien trop loin pour qu'on puisse entendre quoi que ce soit qui vienne de là, même en pleine nuit.


****


C'est un travers bien français que de critiquer le fonctionnement de nos services publics, mais il faut saluer ici leur célérité et leur efficacité. À partir d'une scène de désolation qui semblait totalement dépourvue d'indices, à savoir le cratère d'une dizaine de mètres de profondeur qui remplaçait désormais la maison de Marcel, l'enquête progressa rapidement. L'odeur de Semtex, repérée par les chiens de détection à la fois dans les décombres et dans le coffre d'une voiture abandonnée à quelques kilomètres de là ; les empreintes et traces d'ADN relevées dans la voiture susdite, dont certaines désignaient un individu de religion musulmane de la banlieue parisienne, connu pour des délits de trafic de drogue et de droit commun, et soupçonné de s'être radicalisé en prison ; enfin le fait que la vie discrète, trop discrète, de Marcel, célibataire sans histoire, parfaitement inséré dans le microcosme d'un village de province, faisait de lui un agent dormant idéal pour un réseau terroriste ; tout cela convergeait. Par acquit de conscience, on remonta le passé de Marcel, ses contacts professionnels, ses amitiés, des moins avérées aux plus anciennes. Interrogée à son tour, Germaine pleura plus qu'elle ne répondit à des questions de pure forme. L'affaire se termina quatre semaines plus tard dans un pavillon de Seine-et-Marne, où trois islamistes cernés par le G.I.G.N. se firent sauter avec le même explosif.


Afin d'éviter que sa tombe devienne un lieu de pèlerinage, Marcel – en fait une dent en or, un morceau de fémur et quelques débris de crâne – fut enterré de façon anonyme dans le cimetière de Saint-Gesse. Anonymat relatif pour les natifs du village, qui en connaissaient tous les occupants et leurs demeures. C'est sans doute ce qui explique que depuis, sur la dalle nue qui recouvre ses restes, des fleurs sont régulièrement déposées.

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