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Vol de nuit (d'été)



Le père ? Il s'est fait la paire. Envolé. Disparu. Volatilisé… Et c'est bibi qui dois chercher à manger pour moi et les enfants. J'ai beau avoir l'habitude, j'en ai parfois plein le scutellum. Mais pas le choix. Me voilà en chasse au lieu de me reposer. Je patrouille, j'explore la campagne, je décris des arabesques. Je balaie du regard, je hume, je ressens, j'écoute. Les frémissements des feuilles sous la brise, les coassements de l'étang. Pourquoi dois-je le contourner ? Comment je connais ce danger ? Je l'ignore, ça tourne dans ma tête en permanence, c'est comme des antiennes aux motifs rythmés, hypnotiques, qui me transmettent un savoir ancestral : qui brave les grenouilles devrait avoir la trouille. Seuls les plus prudents survivent, j'ai appris ça de mes semblables. Où trouver de quoi satisfaire ma faim ? Pour s'orienter, se repérer, il faut s'élever au-dessus des arbres, se rendre vulnérable. À cette heure-ci, le risque est maximal – qui croise chauve-souris aura bientôt péri. Mais les lumières sont précieuses, elles disent la possibilité d'une vie humaine, le but de ma quête ce soir. Là, au loin, deux carrés lumineux : du jaune, de l'infra-rouge, parfois des éclats bleutés ; c'est bon signe. J'y vole.

***

— Mon cœur, tu as lu la notice ?

— Oui, c'est fait. C'est ultra simple. Je gère.

— D'accord. Tu restes devant la télé ?

— Juste cinq minutes, je te rejoins.

— C'est comme tu veux, mais si je suis endormie, tu n'as pas intérêt à me réveiller !

— Ah bon ! Pourtant, hier, tu n'avais pas l'air de t'en plaindre ?

— Hier était un autre jour. Et tu n'es qu'un sombre macho. En tout cas, moi, je me couche. Et n'oublie pas de brancher le cordon du bébé !

***

Un filet d'air m'indique par où entrer. Par précaution, je fais une halte avant de pénétrer – si tu vois pas l'embûche, c'est que t'es qu'une cruche. Premières sensations : des sons stridents s'échappent d'un rectangle agité de flashes lumineux. Trop chaud pour être comestible. Odeur d'ozone. Puis, sous-jacents et prometteurs, je flaire des arômes de gaz carbonique, de bière, et un parfum floral, plus complexe et sans intérêt. Une ouverture dans le fond, d'où arrivent d'autres sons, plus graves et modulés. Je les sens sur mes poils comme une caresse. Deux voix, deux registres voisins et appétissants tous les deux. Un homme apparaît dans l'embrasure, un éclat jaillit de sa main, le rectangle s'éteint et se tait. Température idéale, c'est de lui que viennent ces odeurs qui me mettent en transe. Mais il bouge trop pour passer à l'action. Je le suis. Une autre pièce, chaude et humide. Un vrai bonheur, je m'y prélasserais bien, s'il n'y avait cette faim qui m'impatiente et me pousse à prendre des risques – la faim est téméraire, elle peut te coûter cher. Non, il faut encore attendre, même s'il est tout nu devant moi. Je distingue, plus clair, le réseau des veines qui affleurent sous la peau. Un régal visuel et olfactif ! J'en vrombis de plaisir anticipé. Ma trompe s'humidifie. Ça fait si longtemps que je fais ceinture ! La pluie s'arrête, il s'est rhabillé. Aurai-je laissé passer ma chance ? Il sort de là. Je volette après lui.

***

— Voilà ! Voilà ! J'ai fait au plus vite.

— Tu n'es pas obligé de t'annoncer. Et vu ta façon d'entrer dans le lit, tu risques pas de passer inaperçu !

— Dis donc, c'est ma soirée ! C'est bon. Je me tais.

***

Nouvelle pièce, plongée dans la pénombre. Le silence, à part un très léger bourdonnement. Une tapisserie mouchetée, j'adore, je peux m'y poser pour disparaître. Ils sont deux, je retrouve les odeurs de l'entrée, tout y est. Je n'ai plus qu'à choisir par lequel commencer, mais je crois bien que je vais goûter les deux. Ils ont les épaules et le visage découverts, et surtout, les bras sous les draps. Totalement à ma merci, inoffensifs – qui pique un être humain doit surveiller ses mains. Je m'apprête à me restaurer, quand soudain – comment ai-je pu ne pas détecter cela ? – une senteur puissante sature mon odorat. Sueur, urine, lait caillé, un mélange enivrant. Je frôle l'extase. Dans un coin de la pièce, une petite forme que je n'avais pas encore remarquée irradie une douce tiédeur. C'est comme un homme, en plus chaud, plus parfumé, plus attirant. Quelle merveille ! Je ne peux plus résister, je plonge, je vais enfin…

***

— Chéri, tu n'as pas entendu comme un crépitement ?

— Si si ! Je crois que notre faux bébé a fait sa première victime. C'est chouette que ça fonctionne. On va passer un été de rêve !

— Il faudra le purger demain pour vérifier. Sinon, tu sais à quoi je pense ?

— A la même chose que moi ?

— C'est pas sûr. À propos de bébé, je me disais qu'un vrai, c'est pas mal non plus…

— Euh, moi je me rappelle que quand on a échangé nos alliances, on a évoqué le meilleur et le pire.

— Ah oui ? Et tu mets les enfants dans quelle catégorie ?

— Ça dépend… Mais si on veut vraiment faire un bébé un de ces jours, je crois qu'il faut pas se relâcher sur l'entraînement !


Image : PublicDomainVectors




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