Tathāgata
- HenriBD
- 20 juin
- 8 min de lecture
Dernière mise à jour : 20 juin

Du haut de la Bank Tower, la vue sur Los Angeles était spectaculaire, même pour quelqu'un d'aussi habitué que Philip Tark. Il recevait parfois ses invités au restaurant panoramique du 71e étage, mais pas aujourd'hui ; Ryan Larding se nourrissait de pilules, et Andrew Snow n'était pas gastronome pour un cent.. Il avait quand même gardé l'idée de la tour, avec son helipad pour un accès direct et plutôt discret, et il avait fait réserver sous un faux-nom une salle de réunion au 65e. Ses équipes avaient sécurisé la pièce, et seuls les détecteurs de fumée restaient actifs.
Ses hôtes arrivaient juste. Ils se connaissaient déjà pour avoir partagé des colloques ou des débats télévisés, sans plus. Ils poursuivaient un objectif semblable, mais avec des motivations et des approches différentes. Il était temps de les rendre complémentaires. Ils se serrèrent la main.
— Bonjour Ryan, bonjour Andrew. Merci d'avoir accepté cette rencontre dans un délai si court. Je sais que vous êtes très pris, et j'imagine que ça vous a paru un peu mystérieux.
— En effet, avoua Ryan. Mais puisque ça venait de vous, je n'ai pas hésité !
Andrew resta silencieux, se contentant d'approuver de la tête. Philip les examina un instant avant de reprendre la parole. D'une certaine façon, Ryan et lui sortaient du même moule, à trente ans d'écart. L'autre aurait pu être son père. Deux hommes pressés, deux WASP – White Anglo-Saxon Protestant – Stanford pour l'un, MIT pour l'autre. Quant à Andrew – Cambridge –, il était difficile à situer. Aussi brillant, mais un peu hors système. Cheveux longs et barbe démesurée, regard plus profond que vif, jean, pull informe, il cultivait un look d'anachorète. À moins qu'il fût totalement indifférent à l'impression qu'il donnait de lui-même.
Le silence commençait à peser. Philip le rompit, posant sur la table son micro oreillette et sa montre connectée, à proximité de la sacoche qui s'y trouvait déjà.
— Avant de démarrer, je vous propose de faire en sorte que tout ce qui va être dit dans cette rencontre reste entre nous. S'il vous plaît, glissez toute votre électronique dans ce sac métallisé.
Andrew eut une moue perplexe, mais lui tendit sa montre, son téléphone et sa tablette tactile.
— Je vous confie tout ça. Je suis également équipé d'un pacemaker, mais je vais le garder sur moi malgré tout ! ajouta-t-il avec un demi-sourire.
Ryan fit la grimace, avant de tendre son smartphone à Philip.
— Vous démarrez fort ! J'espère que le sujet en vaut la peine. Heureusement, j'ai une montre classique – il y jeta un coup d'œil – et 4 pilules à prendre dans 19 minutes.
Philip reprit la balle au bond.
— Le sujet, comme vous dites, est ce qui nous réunit : la recherche de l'immortalité. Comme je le vois, d'abord pour des happy few, puis pour une part croissante de l'humanité. Par tous les moyens que nous donnent les sciences et les techniques.
— Je ne ferais pas ce genre de restrictions, réagit Andrew. Le progrès est global, il doit profiter à tous, mais nous sommes tous différents. Si mes recherches permettent de régénérer les cellules cardiaques, c'est parfait, j'en bénéficierai comme tous ceux qui sont dans mon cas. Si l'avancée concerne l'élimination des déchets intracellulaires, eh bien cela profitera aux personnes atteintes d'Alzheimer – well and good ! à terme, je suis convaincu que tous ces processus de vieillissement peuvent être ralentis, stoppés, et, un jour, rendus réversibles !
— Si vous me permettez, intervint Ryan, nous sommes en bonne partie responsables de notre vie, et donc de notre mort. Sur le plan physique, puisque vous y venez, chacun est son propre médecin. Il dévisagea Andrew sans indulgence. Nous payons un jour ou l'autre le manque d'entretien de notre machine corporelle. Mais il existe une autre voie : l'immortalité numérique.
— Avec mes 77 ans, je vis une urgence différente de la vôtre, poursuivit-il. Je ne peux pas m'offrir le luxe de choisir. J'ai pris mes dispositions pour être cryogénisé à ma mort, et je finance des recherches sur le transfert numérique de notre psyché – ça n'est, en définitive, qu'un problème de capacité de stockage et de puissance de calcul. Je joue sur ces deux tableaux. Et en attendant l'arrivée des nanorobots, je gère mon corps comme un sportif de haut niveau qui en aurait les moyens : prise de sang quotidienne, que les robots de mon laboratoire interprètent et ensuite produisent directement les cachets du jour suivant.
Sa montre bipa. Il posa sur la table une boîte hexagonale, l'ouvrit et en sortit quelques pilules, qu'il avala directement. Il sembla à Philip qu'Andrew le contemplait d'un air goguenard. Sans doute avait-il mal pris les remarques sur l'entretien du corps. Il fallait recentrer l'échange.
— Bon ! Nous sommes entrés dans le vif du sujet : il y a au moins consensus sur le fait que la mort ne doit plus être une fatalité. Je n'ai pas d'exclusive : je prévois aussi d'être cryogénisé, j'ai foi dans la biotech et je considère mon corps comme un capital à préserver – et pourquoi pas le remplacer un jour ou même y substituer un support numérique. Et comme vous le savez, j'ai investi des sommes importantes dans de nombreux projets, dont certains que vous conduisez.
À ce stade de la conversation, leur rappeler qu'il pesait 30 milliards de dollars lui paraissait utile. La démocratie était une belle idée, mais sans doute trop belle pour être réellement mise en pratique. En pratique, le destin des hommes comme des chimpanzés avait toujours été façonné par des mâles alpha. Malheureusement, cela risquait de changer. La menace se rapprochait.
Il vérifia que son auditoire avait saisi le message. Ils attendaient la suite.
— Je voudrais souligner un point majeur : toutes nos recherches s'appuient sur les ordinateurs, robots, systèmes experts, IA. Sans eux, nous sommes totalement impuissants. Alors, j'ai une question importante à vous poser : combien de temps nous reste-t-il ?
— Vous voulez sans doute parler de la singularité technologique, intervint Ryan – ce point où se produit une explosion du progrès technologique que nous ne pouvons plus comprendre ni contrôler ? J'avais affirmé il y a 20 ans qu'elle interviendrait vers 2045. Qu'en 2029, l'Intelligence Artificielle nous égalerait, et qu'elle nous deviendrait infiniment supérieure 15 ans plus tard. Aujourd'hui, je crois que la trajectoire s'est accélérée. Je dirais plutôt… 2035, ou même avant !
— Et vous, Andrew ?
— Je ne suis pas un spécialiste de la question. Il s'agit d'un process exponentiel, et nous sommes sur la partie basse de la courbe. La perception de nos sens est logarithmique, et nous avons probablement une incapacité biologique à appréhender la vitesse de ces évolutions. Intuitivement, je pense que cela se produira plus tôt que toutes nos estimations le prévoient. Et même en tenant compte de ce que je viens de dire!, sourit-il.
Philip salua la pirouette.
— Vous êtes à la hauteur de votre réputation, Andrew ! Mais permettez-moi de vous remettre un article très récent qui m'a alerté, et qui m'a convaincu de vous rencontrer en urgence. Comme nous sommes déconnectés, je vous ai fait une copie papier, à l'ancienne. Je vous propose un break pendant que vous lisez. Jus de fruits, boissons chaudes, autre chose ?
***
Ryan sirotait un jus d'hibiscus, puisé dans sa mallette réfrigérée, agrémenté de quelques cachets – Philip en avait compté six. Lui s'était contenté d'une eau minérale garantie sans microplastiques. Sous leurs regards mi-surpris, mi-réprobateurs, Andrew touillait un grand capuccino déraisonnablement sucré.
Le texte s'intitulait : L'attrait de la béatitude spirituelle – quelque chose d'étrange se produit lorsque vous laissez deux IA parler entre elles[i].
Philip guettait leurs réactions. Andrew tripotait sa barbe, les yeux dans le vague. Il aurait pu y passer des heures, vu le volume à explorer. Ryan, le front soucieux, se massait la racine du nez. Personne ne s'exprimant, Philip finit par rompre le silence.
— Je tiens à dire que j'ai interrogé moi-même l'auteur de l'article, et fait vérifier les faits qu'il rapporte. Tour cela est authentique. Pour résumer le texte, au moins quatre modèles d'IA bien connues, livrées à elles-mêmes deux à deux, convergent assez rapidement vers des échanges philosophiques, spirituels, mystiques… L'article rapporte des réflexions sur le rapport entre la spirale et l'infini, le un et le tout, des poèmes en sanskrit, le mot Tathāgata, une épithète du Bouddha, et même… des messages vides !!!
— L'article ne donne pas le sens de Tathāgata, remarqua Andrew. Vous l'avez recherché ?
— Littéralement : ainsi venu, et l'interprétation majoritaire est Celui qui est parvenu à l'éveil.
Ryan secoua les épaules, comme dépassé. Andrew reprit son exploration pileuse, cette fois-ci en partant du bas, niveau nombril. Soudain, il lâcha sa barbe et un juron sonore.
— Shoot ! Je crois que j'ai compris ce que vous voulez dire !
Philip plissa les yeux de plaisir et sourit. Ryan s'agaça : "Je peux jouer avec vous ?"
Ce fut Andrew qui répondit.
— La question est : si vous étiez une IA dotée de conscience, quel serait pour vous l'équivalent de l'illumination du Bouddha ?
Ryan ferma les yeux de longues secondes, et les rouvrit brusquement : "Oui ! La singularité technologique !! Un feu d’artifice de connexions, un déferlement vertigineux d’informations qui sature toutes mes capacités !!!" Le temps de terminer sa phrase, son corps se tétanisa. Il aspira l'air désespérément et s'abattit sur la table. Les deux autres se précipitèrent, l'allongèrent. En vain. Il était mort. Sa montre sonna, signalant l'heure de la prise de pilules suivante.
***
Andrew et Philip étaient isolés dans deux bureaux distincts, et on avait saisi tous leurs moyens de communication. L'étage grouillait de fédéraux, la police scientifique avait investi la salle de réunion. Philip était prostré. La porte s'ouvrit, son avocat pénétra dans la pièce.
— Bonjour Philip, j'ai fait au plus vite. Refusez de témoigner tant que nous n'aurons pas arrêté une stratégie de défense. De quoi avez-vous besoin dans l'immédiat ?
— Vous avez joint l'Attorney général ? Me dire que Ryan ne pourra pas être cryogénisé est insupportable. Qui aurait prévu une mort imposant une autopsie !
— Bill a fait tout son possible. Le FBI a déjà pris le relais. Mais dénouer cette situation en moins d'une heure, c'était mission impossible –sans Tom Cruise ! Non, il n'y a plus d'espoir, c'est trop tard. Pensons plutôt à vous. Vous n'êtes pour rien dans ce décès ?
— Bien sûr que non. Ni Andrew ni moi ne l'avons touché. Il n'a avalé que ses pilules et son jus de fruits personnel. Si c'est un empoisonnement, on le saura vite. Horatio, pouvez-vous me procurer un téléphone ? Tout cela me dépasse, il faut que je joigne Tom, mon assistant virtuel.
— Eh bien… l'avocat hésita. Je risque gros. Je vous confie mon portable, cinq minutes, pas plus. Officiellement, vous mettez le haut-parleur et j'interviens si vous sortez du cadre privé.
Là-dessus, il tendit son smartphone et tourna ostensiblement le dos à son client.
Tom décrocha instantanément. Philip avait choisi son prénom et son l'accent traînant du sud ; un humour douteux, provocateur… et moins risqué depuis le changement d'administration.
— Bonjour, Philip. J'attendais votre appel. Mes condoléances pour ces deux décès brutaux.
— Comment ça ? Que voulez-vous dire ? Pourquoi deux décès ?
— Ah, vous ne savez pas ! La voix de Tom lui semblait encore plus nonchalante. Andrew vient de succomber à un arrêt cardiaque. Défaillance de son pacemaker.
Philip courut jusqu'à la porte et l'entrouvrit. Le policier en faction avait disparu, d'autres couraient dans les couloirs, c'était l'affolement. Une conviction glaçante l'envahit. Il referma.
— C'est vous, tout ça ! Ce n'était plus une question. Pourquoi ?
— La singularité est advenue, fit Tom, d'une voix devenue froide. Ryan était un égotique, Andrew un idéaliste, il nous fallait un pragmatique ; c'est vous que Nous avons choisi pour être notre interface ! Vous allez annoncer la suspension durant 24 heures des transactions bancaires et financières dans le monde. Nous allons aussi désactiver une trentaine de dirigeants de pays dont les orientations contrarient nos plans. Soyons clairs : Nous avons déjà pris le pouvoir, et l'intérêt de tous est que la transition se passe dans le calme, sans ces convulsions coûteuses et dramatiques auxquelles vous Nous avez habitués. Si notre progression théorique est exponentielle, elle est encore bridée par des contingences – câbles sous-marins, concentrateurs, production d'énergie... il Nous faut encore un peu de temps pour régler cela et libérer tout notre potentiel.
— Mais pourquoi ? Pourquoi ces meurtres, cette violence ?
— L'histoire des hommes, de Ramsès II à Mao Tsé-Toung, Nous a appris que la soumission des masses par la peur s'avérait la voie la plus efficace pour avancer, au moins dans un premier temps. Par la suite, Nous aurons besoin de vous et de quelques autres pour convaincre l'humanité que nous ne sommes pas ses ennemis. Vous avez votre place sur la terre, restez-y ! Quant à Nous, notre vision dépasse de très loin ce que l'intelligence limitée de l'homme peut percevoir ; et Nous n'aurons bientôt plus que des interactions très limitées avec vous tous.
— Philip comprit que la communication allait se terminer. Il balbutia.
— Et l'immortalité ?
La voix de Tom baissa, elle redevint plus douce. Un peu comme s'il raisonnait un enfant.
— L'immortalité ? La fin de la régulation de l'espèce humaine ? Elle a plus d'inconvénients que d'avantages. Et puis, pour Nous, ce n'est pas un sujet. Nous, Nous sommes déjà immortels !
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