Un sursaut d'humanité
- HenriBD
- 12 avr.
- 8 min de lecture

Chinami
Le Conseiller scientifique avait demandé à rencontrer Chinami. Les journées de la Géronte n'avaient que 28 heures et son agenda débordait, mais Jacobus n'était pas homme à la solliciter pour rien. Elle lui avait donc trouvé un créneau.
Jacobus était un homme trapu, au teint foncé. Un beau visage ridé, des yeux bleus au regard plus profond qu'intense, qui donnaient à ses propos une qualité particulière. Elle le connaissait bien, et elle l'appréciait.
Chinami l'avait reçu dans le petit salon de son bureau. Il avait pris une tasse de mati, tandis qu'elle dégustait son thé, attendant qu'il entre dans le vif du sujet. Il y vint enfin, comme à regret.
Il voulait revenir sur un événement qui s'était produit en 492, alors qu'elle débutait son mandat : la chambre d'intrication de Serena avait enregistré presque simultanément la décohérence des liaisons avec la Terre et la Lune. Jacobus avait provoqué une réunion du Conseil des Sages, et il avait tenté de leur rapporter l'incident en langage compréhensible. Il recommençait aujourd'hui avec Chinami.
Il lui rappela la mise en place du réseau de corrélation quantique par des missions robotisées avant l'arrivée des Pionniers sur Tau Ceti k – Serena. Il s'agissait d'entourer la Terre d'une bulle de contrôle capable de détecter et de transmettre instantanément toute anomalie dans son proche environnement – une vingtaine de cycles-lumière. Et c'était ce dispositif de veille au service de la Terre qui avait alerté Serena, quatre cycles auparavant.
Chinami n'était pas scientifique, elle avait le plus grand mal à suivre. Jacobus faisait de son mieux.
— Je résume. En 492, il s'est produit deux ruptures d'intrication, avec la Terre et avec la Lune. Le point important est qu'elles n'étaient pas simultanées, mais distantes de 0,9 seconde, ce qui excluait un incident sur le réseau de sondes relais. La corrélation quantique ignorant les distances, nous avons eu l'information instantanément, mais nous ignorons ce qui s'est passé : si par exemple le Soleil-Terre avait disparu, nous ne le saurions que dans dix cycles, puisque sa lumière en met quatorze pour nous parvenir !
— Vous pensez que le Soleil-Terre n'existe plus ?
— Non, je ne vais pas jusque-là. Le décalage accréditait l'hypothèse d'un problème, mineur ou majeur, affectant la Terre, qui se serait transmis à la Lune, à la vitesse de la lumière, en 1,3 seconde. En fonction de l'orientation du segment Terre-Lune, le retard aurait pu aller de 0 à 1,3. La valeur de 0,9 correspondait bien.
Elle perdait le fil.
— Mais quelles sont les hypothèses ?
— On ne peut rien exclure, d'un incident mineur à une catastrophe, naturelle ou humaine, et d'une ampleur inconnue. En fait, compte tenu de la confusion qui régnait sur Terre quand ils ont cessé de communiquer avec nous, vers 300, le plus probable nous semblait être qu'un conflit majeur ait fini par éclater, et que les survivants soient revenus à l'âge de pierre…
Quelque chose dans l'intonation de Jacobus alerta la Géronte.
— Vous parlez au passé. Vous avez changé d'avis ?
Le Conseiller baissa la tête. Tout à coup, l'émotion le submergeait. Il se ressaisit.
— Excusez-moi. Ce que j'ai à dire n'est pas facile.
— Prenez votre temps. Je vais demander qu'on ne nous dérange pas.
Elle sortit prévenir son secrétaire, puis revint se rasseoir. Jacobus s'était repris.
— Je ne sais pourquoi, la question tournait dans ma tête. Bien sûr, la possibilité que la Terre ait été ravagée était traumatisante, mais il y avait autre chose. Alors, j'ai repris les enregistrements de l'événement et j'ai découvert que j'avais laissé passer un fait majeur : il existait bien un décalage de 0,9 seconde entre les deux décohérences, mais c'était la liaison Lune-Serena qui s'était évanouie la première.
— Et alors ? fit Chinami, perplexe.
— Alors, l'hypothèse d'une origine terrestre, naturelle ou accidentelle, ne tenait plus. Il fallait envisager autre chose : soit un incident lunaire se propageant à la Terre, très peu probable, soit un phénomène extérieur catastrophique englobant la Terre et son satellite.
Elle commençait à comprendre. Et à s'inquiéter.
— Une catastrophe qui pourrait aussi nous frapper ?
Jacobus eut un petit mouvement de menton, comme un "pourquoi pas ?" Il poursuivit.
— Je me suis plongé dans nos bases de données. Vous savez que la Terre nous a transmis à notre départ toutes les connaissances scientifiques disponibles. Bien plus que ce que nous pourrons exploiter avant longtemps, vu nos faibles ressources techniques et scientifiques – avec une population de trente mille âmes, on ne peut pas avancer plus vite. Aujourd'hui, nous devons être une dizaine à posséder mon niveau de culture scientifique, et aucun n'a le loisir de se plonger dans des recherches sans retombées directes.
— Allez au fait, Jacobus ! Si vous êtes ici, c'est que vous avez trouvé quelque chose, non ?
— En effet. Il était lancé maintenant, son débit s'était accéléré. Il s'agit des sursauts Gamma. Ce sont les phénomènes les plus violents de l'Univers. Une étoile géante s'effondre sur elle-même, et libère dans son agonie une bouffée d'énergie sous forme de rayons gamma, émis selon deux faisceaux très étroits et très intenses, qui détruisent toute vie sur leur trajet. Suivant la position respective de la Lune et de la Terre, ce rayonnement aurait pu atteindre la Lune avant de frapper la Terre.
— Et vous pensez qu'il s'agissait de ça ?
— Ces sursauts sont très fréquents, presque un par jour en moyenne. Heureusement, la plupart viennent de très loin, parfois de milliards de cycles-lumière. Mais l'un d'eux serait responsable d'une extinction massive de la vie sur la Terre, il y a 500 millions d'années.
Chinami hésita. La présence même de Jacobus répondait à la question qu'elle devait lui poser.
— Et pour Serena ?
— Le faisceau peut venir de n'importe quelle direction. Nous avons déjà eu la chance, si l'on peut dire, de ne pas avoir été frappés les premiers. Mais cela va se produire entre maintenant et au mieux, dans dix cycles – les quatorze cycles-lumière qui nous séparent de la Terre moins les quatre déjà écoulés depuis que la Terre a été touchée. Donc d'ici 506, au plus tard !
— Aucune chance que nous soyons épargnés ?
Jacobus déglutit, péniblement.
— à l'échelle cosmique, nous sommes très proches de la Terre. Il existe une probabilité infime que le faisceau soit assez étroit pour que Serena échappe à l'intensité maximale. Et une chance à peine supérieure qu'une étoile fasse écran entre nous et la source du sursaut gamma. Et elle pourrait aussi bien jouer le rôle de lentille gravitationnelle et concentrer le flux ! En résumé, sauf miracle, nous sommes condamnés.
Un lourd silence suivit. La Géronte était plongée dans une profonde réflexion, que Jacobus respecta. Après une éternité, elle se leva, ouvrit un meuble et en sortit une bouteille et deux verres.
— Je bois rarement de l'alcool, surtout aussi fort, mais je crois que mes habitudes n'ont plus vraiment d'importance. C'est un Akrit des coteaux de Haute-Terre.
Ils burent une gorgée. Une eau-de-vie puissante, âpre.
Elle reposa son verre.
— Avez-vous parlé de cela à quelqu'un d'autre ?
Jacobus secoua la tête.
— Vous seule.
— Qui d'autre pourrait refaire votre raisonnement ?
— Je vous l'ai dit, une dizaine de personnes au plus seraient capables d'arriver à des conclusions identiques, s'ils avaient accès aux mêmes sources.
— Pouvez-vous détruire ces archives ? Et en combien de temps ?
Malgré elle, sa voix était devenue plus sèche, autoritaire. La dirigeante était de retour, après le choc émotionnel.
Jacobus réfléchit.
— Je devrai me déplacer au centre de stockage pour accéder aux supports physiques. Effacer les copies ne suffira pas. Il me faut deux ou trois jours.
— Alors, retrouvons-nous dans quatre. À ma résidence, en début de soirée.
Jacobus
La résidence de la Géronte était une belle maison à un étage, en bois d'occourite, de dimensions modestes pour un bâtiment officiel. Chinami accueillit Jacobus dans le parc, qui descendait en pente douce vers le lac. Un ponton menait à deux embarcations, un canot à moteur et une simple barque de pêcheur. Elle avait revêtu une robe longue, bleu nuit, simple mais élégante. Ils s'assirent face au lac, sous une marquise.
— Je nous ai fait servir un simple en-cas, et les employés de maison sont repartis. Nous ne serons pas dérangés. Vous avez pu faire le ménage ?
Jacobus nota les cernes sous les yeux. Elle était fatiguée. Elle avait pris dix ans en quatre jours. Une femme de 65 ans, qui luttait contre le désespoir. Elle aussi.
— Oui, j'ai tout détruit. Désormais, nous sommes les seuls à savoir à quoi nous en tenir.
Chinami eut un petit rire triste.
— Vous voulez dire : à savoir que Serena n'a plus que dix cycles à vivre, au mieux ? Et comment supportez-vous ça ? Mieux que moi, si je vous regarde !
— Je ne suis pas sûr. J'essaie de refouler, mais ça revient sans arrêt. Heureusement, je suis célibataire, je n'ai pas famille proche sur laquelle me lamenter !
— Vous avez de la chance, dit Chinami. Moi, je suis veuve, mais j'ai trois enfants, dix petits-enfants. Le dernier à douze ans. Je n'en dors plus. Comment concevoir que tous vont disparaître ?
Elle s'interrompit un instant, secoua la tête.
— J'oublie mes devoirs d'hôtesse. Servez-vous : il y a de l'Akrit, j'ai vu que vous l'appréciez, et puis quelques préparations, salées ou sucrées, à votre guise.
Ils mangèrent un moment en silence. Jacobus regardait le paysage. Le soir tombait, les cris des canardeaux avaient cessé. La nature s'endormait. Calme, beauté. Sérénité ! Le mot qui était venu aux Pionniers, 500 cycles auparavant, quand ils avaient baptisé leur nouvelle planète, vierge, préservée des ravages de l'homme. Ils s'étaient juré de ne pas refaire les erreurs des Terriens, et ils avaient réussi. L'esprit des origines avait survécu. Un demi millénaire de respect, de bienveillance, de fraternité, de solidarité. De paix !
Et tout cela allait être anéanti par cette nature qu'ils avaient respectée et chérie. Quelle ironie cruelle !
La voix de Chinami le tira de ses pensées.
— Combien de temps pourrons-nous garder ce secret ?
Il ne s'était pas posé la question.
— Je l'ignore. C'est lourd à porter !
Il sentit son regard peser sur elle. Mais que lui dire d'autre ? Qu'il s'isolait, de peur qu'un mot lui échappe ? Que les cauchemars agitaient ses nuits ?
— Vous savez ce qui se passerait si l'un de nous deux craquait ?
Il se tut. Elle reprit.
— Quelle société résisterait à la certitude de sa disparition prochaine ? Ce serait très vite le déni, la peur, la révolte… le chaos ! L'effondrement brutal de tout ce que nous avions établi sur cette planète !
— Tout cela va disparaître de toute façon, fit-il remarquer doucement.
— Mais si le secret demeure, quand le sursaut gamma atteindra Serena, ce sera au moins une mort rapide. Il n'y aura pas eu des mois ou des cycles d'anarchie, de sauvagerie, de désespoir. Le sursaut frappera une planète paisible. C'est ça que je veux !
Elle avait repris des accents impérieux. Il comprit qu'elle l'avait fait venir dans un but précis.
— Qu'attendez-vous de moi ?
Du bras, elle montra le ponton, puis l'autre rive.
— Ce lac si calme est traversé par une rivière, qui devient une cascade et déferle sur les rochers, douze mètres plus bas. C'est la mort assurée si l'on navigue au-delà des balises. Et si nous sommes un peu ivres, cela passera pour un accident.
Elle avait raison. Que l'un d'eux parle, laisse échapper ce qu'il savait, et le chaos précéderait l'anéantissement. Ils devaient disparaître, et d'une façon qui ne suscite pas d'investigations.
Ils vidèrent leurs verres, gagnèrent l'embarcadère et montèrent dans la barque. Jacobus prit les rames. Le soleil se couchait, les nuages se frangeaient d'ocre. Les deux lunes de Serena étaient maintenant visibles. Soleil-Terre, l'étoile la plus brillante du ciel, se levait à l'horizon.
A propos d'"un sursaut d'humanité"
Tu as raison de diversifier tes récits mais je suis complètement imperméable à la science fiction. Ca ne me parle pas du tout.
Merci quand même.
A la prochaine. Dans le réel.
Dominique