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Lily


Image : Freepik.com



J'avais repéré les Boomers dans un festival local, l'été dernier. Ils jouaient des reprises du rock des années 70-80, et ils ne manquaient pas de talent. On avait signé pour cinq concerts, et le premier s'était bien déroulé, question musique et question recette. Avant-hier, Max, le leader, m'avait téléphoné pour me prévenir que leur claviériste était positif à la Covid. Ils maintenaient pourtant le show, leur maison de disque leur envoyait un musicien de studio.

Je suis arrivé vers 22 heures. Le Floor se remplissait, la plupart des tables étaient prises. Le groupe étaient passé dans l'après-midi installer le matos et régler les balances. J'ai fait le tour de la salle, un point avec l'équipe et j'ai attendu leur venue au bar avec Manuel autour d'une bière. Ils se sont pointés vingt minutes après. Tous les cinq, avec effectivement un nouveau, nettement plus âgé, que Max m'a présenté avec un large sourire.

— Salut Michel ! Voilà Lionel, notre mercenaire parisien qui a accepté de nous dépanner.

On s'est regardé trois secondes tous les deux, chacun fouillant dans sa mémoire. Il a été plus rapide que moi.

— Mike ? Le ton manquait d'assurance.

Sa voix avait à peine changé. Aussi caverneuse, moins timbrée. Ça m'a permis de lui répondre.

— Bien sûr ! Jones ! Le leader des Décibels !

Au diable les gestes barrière. On s'est étreint comme de vieux potes qui se sont perdus de vue depuis vingt ans. Les quatre autres nous regardaient avec les yeux écarquillés. Je leur ai expliqué vite fait, en les accompagnant jusqu'à la scène.

— On avait monté un groupe de rock au lycée. On s'est dispersé après le bac, mais vous voyez qu'il y a quand même de beaux restes, j'ai dit en montrant Jones-Lionel.

Je n'ai pas mentionné Lily, et Jones n'a rien ajouté dans le petit silence qui a suivi. J'ai ouvert le micro et j'ai présenté les musiciens, puis je suis retourné dans la salle.

Ils ont commencé avec Riders On The Storm. Jones assurait au clavier, je le trouvais largement meilleur qu'à l'époque des Décibels. Normal, on était des gamins enthousiastes, pas des professionnels. Même Lily, sans doute qu'on aurait pu trouver des défauts dans son jeu, mais on n'y pensait même pas. On la regardait danser avec ses caisses et ses cymbales, tandis que ses longs cheveux balayaient son visage. Elle nous fascinait tous. Et bien sûr, le bassiste que j'étais n'avait pas l'aura du chanteur et claviériste. Elle avait choisi Jones, et moi, de m'effacer discrètement. Les études, rien qu'un prétexte ! Patron de café-concert, c'est pas un métier qu'on apprend à l'université.

Les Boomers enchaînaient les standards sur scène, ça cartonnait, les danseurs envahissaient l'allée centrale. Et moi, au lieu de prendre mon pied, je me déroulais pour la énième fois le film d'Adeline Martin, alias Lily, alias Adèle.

Après mon départ et celui du guitariste, Lily et Jones avaient reconstitué avec un guitariste un trio où ils chantaient tous les deux. Mauvaise formule, ça sonnait vieillot, genre Peter Paul and Mary, 20 ans trop tard. Au bout de quelques années, Lily avait compris que pour réussir, il fallait tout changer. Et elle voulait réussir. Elle avait quitté Jones, créé un groupe de rock féminin, Adèle is Free. Elle avait aussi travaillé son look et son personnage.

Après un deuxième album réussi en 2008 avec le tube Guess my name, Adeline entra dans cet entre-deux des chanteuses dont on connaît le nom, mais pas les titres. Ses apparitions dans les médias se firent plus rares, souvent liées à des pseudo scandales ou de vraies provocations. Stratégies pour attirer l'attention sur elle ou bien signes extérieurs d'une dérive toxique ? Pour ma part, je suivais avec tristesse et inquiétude la transformation de la Lily dont j'avais été amoureux – un peu comme vous serre le cœur la dégradation d'un proche dont on pressent la maladie.

Sur scène, le show se terminait avec Smoke on the waters dans une ambiance quasi hystérique. Le public réclamait un rappel, mais Max a calmé le jeu et fait venir Jones. Et moi...

— Michel, si tu veux bien nous rejoindre !

Ça arrivait parfois qu'un groupe me fasse acclamer par les spectateurs.

— Pour ceux qui ont raté la présentation, revoici Michel, le patron du Floor, à qui nous devons ce concert !

Il coupa court aux applaudissements.

— Nous avons ce soir avec nous un musicien qui a débuté avec Michel quand ils étaient étudiants. Ils vont vous interpréter un morceau de 69 que vous connaissez tous.

J'ai regardé Jones, impassible à ses côtés. Il avait dû manigancer ça avec Max à la pause. Je devinais de quel titre il s'agissait, il y a des choses qu'on n'oublie pas. Le bassiste m'a tendu sa gratte, Jones s'est mis au synthé, Max a passé sa guitare. Au moment où les lumières s'éteignaient, il a repris le micro.

— J'ajoute que ce groupe était celui des débuts de la grande rockeuse Adèle. Alors, nous dédions le titre qui vient à sa mémoire.

Dans le silence qui s'est installé, Jones a distillé l'intro, et le batteur est entré en action. J'ai pensé une dernière fois à Lily, puis j'ai attaqué le riff hypnotique d’In-A-Gadda-Da-Vidda et je me suis laissé aspirer dans les volutes de la musique et du passé.

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