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Gérard



Fin 1963, vendredi. Maxime rentre à Paris. Il a ses habitudes, comme de faire le plein à la station-service de Déols, au nord de Châteauroux, avant d'attaquer la RN20. Il passe aux toilettes pendant que l'employé s'active, puis le retrouve à la caisse pour régler et échanger ses points de fidélité contre une belle bouée gonflable.

Il rejoint sa 404, pare-brise nettoyé, impeccable. Surprise : le siège passager est occupé. Par un géant, à voir la place qu'il prend dans l'habitacle. Le type se tourne vers lui, lui fait un large sourire. Un sourire plus vieux que son visage de gamin.

— Salut, papa, tu vas bien à Paris ? On va faire la route ensemble, tu verras, c'est moins chiant à deux ! Je m'appelle Gérard.

Maxime le dévisage, entre indignation et crainte. Débat intérieur rapide. Il se voit mal éjecter l'intrus ; question de gabarit. Il grimace un sourire en guise d'acceptation.

Gérard privilégie le stop, choix purement financier. Mais il a horreur d'attendre des plombes, au bord des routes, que quelqu'un s'arrête. Alors, il se poste à la station-service, choisit une voiture moderne, tant qu'à faire. La 404, ça va. Il recule le siège au maximum, se cale dans le dossier. Confortable. De satisfaction, il lâche une caisse. Ce n'est pas pour rien qu'on le surnomme Pétarou.


*****


Gérard a bien profité de Châteauroux. La ville, à l'époque, c'est moins de 40.000 habitants et une base américaine, avec 10 000 GI, 4 000 emplois directs, et bien plus d'indirects, légaux ou non. Depuis ses 10 ans, Gérard a fait ses gammes dans tout ce que la base nourrit comme trafics : prostitution, vols, contrebande de cigarettes et d'alcool, boxe clandestine, protection de prostituées – le week-end, les trains de l'amour déversent les filles venues de la capitale et tous les coups sont permis. La famille, elle se débrouille sans lui, et vice-versa. Gérard, c'est les copains, les bandes, la solidarité de la débrouille.

Cette vie rude ne mène à rien, il en a conscience, et elle laisse des cadavres sur le bas-côté. Entre les victimes directes de la picole et ceux que l'alcool a tués sur la route, les morts liées aux excès en tous genres, les amis de Gérard se font plus rares.

Il y un autre péril, plus insidieux. Les rapports houleux entre le Général de Gaulle et l'OTAN, et les diatribes du PCF sur le thème US, go home ! n'augurent rien de bon pour la base militaire. Châteauroux privé de ses GI, c'est un tsunami que Gérard n'a pas envie de subir.

Il n'a pas d'objectifs précis, mais une envie de changer de vie. Et une passion aussi, la poésie. Pas la plus simple : Gérard de Nerval, Baudelaire, parfois les classiques. Quand il est bourré, il peut bramer des alexandrins qu'on écoute avec respect : le gaillard a l'alcool imprévisible, une hyperémotivité émotionnelle qui le dispensera de service militaire, et… une droite redoutable.

Et voilà qu'il croise son copain Michel sur le quai de la gare. Fils de médecin, Mimi a sans doute plus de moyens que Gérard. Il monte à Paris. C'est lui qui raconte :

"Je lui dis que je vais à Paris prendre des cours de théâtre.

— Ah bon ?

— Bah, viens si tu veux.

Trois ou quatre jours plus tard, Gérard frappe à ma porte."


*****


Michel et Gérard entrent au cours de Claude Géry. Gérard n'est pas un apprenti comédien ordinaire. Il a, par son physique mais pas seulement, une présence hors du commun, en même temps que des difficultés d'élocution et de fluidité, un comble dans ce métier. Certains condisciples remarquent aussi cette étrangeté : Il était déjà allumé. Allumé dans son regard, dans son agitation. C'était fascinant, dira Jean-Christophe Bouvet, élève du même cours.

En 1965, Gérard s'inscrit aux cours de Jean-Laurent Cochet. C'est un bon choix. Son école formera une pléiade de comédiens : Duchaussoy, Ferréol, Lucchini, Mélanie Thierry et bien d'autres. Cochet aussi détecte les qualités de Gérard, et avance que son excès d'énergie bloque sa capacité à gérer les informations et à les exprimer. Mais surtout, il a une solution pour débloquer sa carrière, qu'il propose à Gérard. Elle s'appelle Alfred Tomatis : un personnage considérable et controversé, dont la renommée se répand dans les milieux artistiques. Phoniatre, ORL, il a développé une méthode pour rééduquer les voix des chanteurs ou des acteurs. On dit qu'il a soigné La Callas, on dit qu'il fait des miracles. On dit tant de choses !


*****


Voici donc Gérard dans le cabinet du docteur Tomatis. Il n'en mène pas large. Il a répété quatre phrases, il les a en bouche, il juste à les énoncer calmement, sans laisser ses émotions l'emporter.

La porte s'ouvre, il se lève, s'avance : ils sont aussi grands l'un que l'autre, mais Tomatis a trente ans de plus que lui, et autant de kilos d'avance. Il bloque l'entrée. Gérard prend la parole. La première phrase a fui, il oublie de se présenter. C'est la deuxième qui sort.

— Docteur, je suis bègue et dyslexique.

Tomatis ne cille pas, le regarde dans les yeux. Peut-être écoute-t-il, dans la voix de Gérard, des fréquences particulières, pose-t-il un début d'interprétation ?

Un raclement échappe à Gérard. La troisième phrase. Difficile !

— Je n'ai pas d'argent pour vous payer.

Tomatis ne réagit toujours pas. Il observe. La dernière phrase est la plus dure. Le je veux qui doit sortir se transforme en conditionnel. Il trébuche sous la pression.

— Je… je voudrais être… comédien !

Le docteur avance la main droite, les deux pognes se rencontrent, font connaissance. De la gauche, Tomatis prend l'épaule de Gérard, pivote, le fait entrer. La porte se referme.


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