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Dadi blues



Quatre mesures : do, fa, sol, do ; une deuxième fois à l’identique ; puis la mélodie en mode mineur : La mineur, mi septième deux fois, la mineur. Et pour finir, la même phrase retombant sur le sol, en souplesse, pour annoncer la reprise. Seize mesures qui tournaient en boucle en accélérant, et qui avaient fait de ce morceau de Marcel Dadi le must des guitareux des années 70.

Je n’étais pas né à l’époque, mais le Derviche Tourneur, c’était un morceau que jouait papa. J’y ai repensé quand je me suis vraiment mis à la guitare, une fois étudiant. Pour les filles, bien sûr ! Au campus, il y avait un crétin avec sa gratte, qui finissait les soirées entouré d’une nuée de meufs, chantant avec lui. É-cœu-rant ! Moi, j’ai pas la voix qui va bien, je me suis dit que j’allais compenser avec la technique. Et j’ai exhumé la partoche du Derviche.

Avec les bases que m’avait données mon père, je pensais y arriver sans peine. En fait, j’avais sous-estimé la difficulté. Résultat : les ongles gauches coupés ras, les doigts calleux à force de tutoyer les cordes, des médiators partout dans la piaule. Mais c’était seulement les signes extérieurs du guitariste. J’avais beau m’échiner, les hammer, les pull-off, tous les effets dont ce satané morceau était truffé me résistaient. Même à 80 battements par minute, j’y arrivais pas. Alors, accélérer jusqu’à 180 pour séduire les minettes, c’était pas le plan du siècle.


J’en étais là quand Ninon s’est invitée dans ma vie. Je sais pas vous, mais moi, avec les filles, j’ai toujours un temps de retard – comme avec le Derviche. Et elle, je l’avais pas calculée, Dieu sait pourquoi ! Elle était pourtant craquante, avec sa silhouette évocatrice, sa frimousse de chaton et sa façon de froncer le nez. Du coup, j’ai posé la guitare, j’en avais plus besoin. Les ongles ont poussé, les cals ont disparu. Avant que Ninon en fasse autant, cinq années plus tard.

Là, j’ai eu un gros coup de blues. Le vrai, celui qui vient de l’intérieur. Johnny avait raison : ça voulait dire que je l’aimais, et que j’avais mal à en crever. Sauf que j’avais pas réussi à le lui dire et à le lui montrer ; ou pas assez bien. Et que c’était trop tard. J’ai ressorti la guitare, les partitions. Mais c’était mécanique. Si les doigts retrouvaient peu à peu leur souplesse et leurs cals, le cœur n’y était plus. J’ânonnais mes morceaux favoris, Derviche compris, sans y mettre mes tripes. Trop risqué, la gratte… là où ça fait mal. J’ai fini par jouer en regardant des séries sur Netflix, puis par regarder des séries sans jouer. C’était plus facile à suivre. Et la housse s’est refermée sur la guitare et sur le passé.


Le mois dernier, j’ai fêté mes trente-cinq ans. En famille, sans mon père qui nous a quitté depuis peu. Sans compagne – pas de relation suivie depuis longtemps. Sinon, tout va plutôt bien. Je programme pour un consortium bancaire, bien payé et en télétravail quatre jours sur cinq. Un appart moderne, pas loin du tramway et d’un parc où je peux me balader quand j’en ai envie – c’est à dire pas souvent. J’ai des copines, des copains et quelques regrets. La guitare en fait partie. J’aurais aimé aller plus loin, quitte à m’arrêter après, mais sur un succès.

Curieusement, ça m’a repris après le mail de Ninon. Un message-surprise tout en banalités, comme si on s’était quittés – comme si elle m’avait quitté – trois mois auparavant. « Bon anniversaire Patrick. Je te souhaite le meilleur. Transmets mes amitiés à tes parents. Bises. Ninon ». Sur le moment, j’ai halluciné. Six ans sans nouvelles, et ce truc à la one-again ! Je me suis bien gardé d’en parler à ma mère, elle n’a pas oublié Ninon et elle flippe à l’idée de ne pas avoir de petits enfants. Alors, je me suis dit qu’un moyen de clore cette période pour de bon, c’était d’en finir avec le Derviche tourneur avant de dire adieu à la guitare.

Aujourd’hui, il y a plein d’outils pour mieux jouer. Des logiciels, des tutos en vidéo… Mais si je voulais vraiment y arriver cette fois-ci, il me fallait un prof. J’ai trouvé un site sur Internet ; une formule à distance avec des coachs locaux. J’ai tenté le coup. Ça été comme un grand coup de pied aux fesses. Roxane, ma coach, m’a expliqué que j’avais pris de mauvaises habitudes et qu’il fallait tout reprendre : le rythme, la position du poignet, les doigtés de chaque accord en fonction de celui qui suit… mais qu’elle allait m’accompagner à chaque étape. Je lui envoie des vidéos de mes essais et elle les commente en téléconférence.

Ce qui ne gâte rien, c’est qu’en plus d’être compétente et vraiment à l'écoute, Roxane est super jolie. Un visage parfait, qui le serait presque trop s’il n’y avait ce grain de beauté sous la lèvre. Chez une autre, ce serait déplaisant, alors que sur elle c’est un charme supplémentaire ; ça la rend plus humaine, plus accessible. Avec Roxane, je fais des progrès spectaculaires en même temps que nos échanges deviennent plus personnels. Je suis arrivé à jouer le Derviche correctement au tempo de 120, c’est un vrai miracle.

Du coup, la fois suivante, quand on a débriefé ma vidéo, je me suis enhardi à lui demander si l’on pouvait se rencontrer en vrai, pour prolonger nos échanges… et peut-être aller plus loin.

Et là, je l’ai vu littéralement se décomposer. Son visage s’est pixélisé, s’est délité, a disparu, et des lignes de code ont défilé sur l’écran.

Et puis, plus rien.

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