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Deux secondes



Marie avait fait des pieds et des mains pour maintenir la date de la présentation officielle, en dépit des tensions internationales qui la privait du ministre et de plusieurs personnalités politiques. Mais elle ne voulait pas différer son triomphe. C’était son jour. Première femme à la tête de Nantes Atlantique, elle avait brisé le plafond de verre des métiers du transport aérien. En cinq ans, elle avait acquis le respect de ses collaborateurs et du président ; mais sa carrière avait véritablement décollé quand elle avait apporté à ce dernier la solution que politiques et techniciens cherchaient depuis 2018, date de l’abandon du projet de Notre Dame des Landes.

Peut-être, sans doute, certainement, le fait d’être une femme avait-il joué : son approche plus pragmatique, en quelque sorte au ras du sol, sous les radars, avait été payante. Tandis que les mâles dominants s’opposaient sur des projets pharaoniques et de grands débats d’idée – développement versus environnement – elle avait, à bas bruit, suivi une autre piste.

Ce n’était pas ce grand dadais de tChatt dGiPiTi, sans doute lui aussi conçu par des hommes et raisonnant à peine mieux qu’eux, qui avait trouvé l’issue. Elle, et elle seule, avait su l’utiliser à bon escient. Après, elle l’avait laissé la technique aux hommes, ils savaient faire. À condition de les marquer à la culotte, et de vérifier qu’ils respectaient le plan de vol.

La problématique était connue : la croissance inexorable du trafic de l’aéroport augmentait les nuisances sonores pour ses quelques 60.000 riverains, qui s’obstinaient à vouloir dormir sept heures par nuit et parfois ouvrir les fenêtres, ou même déjeuner dehors. Sans parler des écoles, des chorales, des marchés en plein air, auxquels ces damnés de la piste ne renonçaient pas.

Marie avait posé la question : « Geppetto, mon ami, dis-moi comment agir sur les effets et non sur les causes ? » Cela, l’IA savait y répondre. Restait à Marie la charge de transformer l’idée en projet, et de faire accepter ce projet. Elle s’y était employée avec succès, sollicitant les constructeurs, démarchant les politiques, s’alliant avec les lobbies…


*****


La conférence de presse se tenait en extérieur, sur la terrasse de l’aéroport, puisqu’il s’agissait de démontrer aux media les prouesses des airports-buds, le fameux dispositif à réduction électronique de bruit. Une cinquantaine de journalistes se pressait autour des personnalités locales, tous munis des oreillettes en forme de bouchon de champagne. Sur l’estrade, autour de la table, équipés eux aussi, le président de la chambre de commerce, la présidente de l’agglomération, Marie et les maires des 14 communes limitrophes qui s’étaient engagées dans le projet.

Les dix dernières suivraient bientôt, Marie n’avait aucun doute là-dessus. Les libertariens, les écolos radicaux, les grincheux de tout poil qui criaient à l’atteinte à la démocratie et au déni environnemental devraient rendre les armes : l’enthousiasme des adolescents et des moins de trente ans pour les buds d’une part, les considérations économiques d’autre part, feraient la différence. Travaux de recherche compris, la dotation des 60.000 paires d’oreillettes coûterait moins de cent millions d’euros. Rien à voir avec le milliard évoqué pour les travaux d’extension ou de doublement de la piste, qui par ailleurs suscitaient l’opposition des élus locaux. Et enfin, le port des buds n’était pas obligatoire ; simplement, les mutuelles s’étaient entendues pour ne pas prendre en charge les altérations de l’audition dues à l’absence de leur usage. Chacun restait libre, mais responsable, ce qui était la définition même de la démocratie.

Le seul point aveugle, si l’on peut dire, du dispositif, était l’occultation temporaire de l’ouïe en cas de bruit soudain et violent. Par sécurité, un diaphragme mécanique obturait le conduit auditif, le temps que le contre signal électronique neutralise le son avec une fiabilité de 99,5%. Cela ne durait pas plus de deux secondes ; le prix de la sécurité. On pouvait d’ailleurs y trouver un avantage considérable, car les buds préservaient l’oreille des jeunes dans raves et boîtes de nuit – si du moins ils acceptaient de les porter.

Les autorités avaient déjà pris la parole ; le discours du président touchait à sa fin. Plusieurs atterrissages et décollages avaient eu lieu depuis le début de la conférence, permettant aux auditeurs de constater que les buds, passées les deux secondes d’obturation– bien préférables au vacarme de réacteurs à peine puissance – permettaient d’écouter confortablement les orateurs. Au moment où le président proposait à l’assistance d’applaudir Marie Touchet, Directrice de l’aéroport et initiatrice du projet, le Boeing 737 du vol KL1460 mit les gaz à fond.

À cet instant précis, un caméraman qui se frayait son chemin sans ménagement vers l’estrade ouvrit son blouson. Il hurla quelque chose que personne n’entendit, grâce aux airport-buds. Personne non plus n’entendit l’explosion qui suivit, elle aussi neutralisée par le dispositif.

Il faut souligner que les survivants échappèrent aux surdités partielles ou temporaires, bourdonnements d’oreilles et autres dommages consécutifs à ce type d’attentat.

Le président, en surpoids assumé, fut simplement renversé par le souffle de l’explosion et projeté sur la rambarde. Il s’en tira avec de légères fractures, tandis que Marie, victime de ses 56 kilos, était éjectée de la terrasse et venait fracasser le plafond de verre de la coupole. Une injustice pondérale qu’aucun media ne releva.



Photo PO-Romain Boulanger-Ouest-France



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