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En Wrac'h



Entre vase et varech, l’île Wrac’h ne l’était en vrai que six heures d’affilée, de part et d’autre de la marée haute. Le reste du temps, le dôme de l’île émergeait de l’estran, telle une tortue fabuleuse enlisée dans la baie, et les chemins et murets qui la parcouraient figuraient les craquelures de sa carapace.

De la maison du sémaphore, Cécile détaillait la palette des taches qui composaient le panorama. Les verts des îlots, les bruns des goémons et des rochers plantés dans la lise, les ocres pâles des cailloux et des sables. Puis la mer ceinturait Wrac’h, nappe miroitante dont elle s’ingéniait à capturer les nuances, chaque jour différentes.


C’était le hasard qui avait amené Cécile sur l’île, et elle s’était toujours fiée au hasard. Une invitation providentielle de l’association locale à une résidence d’artiste. Quinze jours de retraite, à un moment où elle se sentait vampirisée, dépossédée d’elle-même. Lassitude d’être accaparée par Marc, de lui servir de modèle au détriment de ses propres créations. Égocentrisme masculin, narcissisme ou jalousie d’artiste ? De fait, Marc ne prêtait guère attention à son mal être, trop absorbé qu’il était par ses œuvres. L’invitation avait épargné une décision à Cécile. Elle était partie comme on s’enfuit, laissant son atelier et Marc en vrac.

La journée, quand novembre et la mer le permettaient, elle parcourait l’île, la grève, le pertuis déserté par les touristes. Chevalet, pinceaux, fusains, bottes et ciré, et aussi parapluie pour protéger ses esquisses en cas de grain. La nuit, elle rêvait. Wrac’h, la Déesse Mère éponyme, sortait de son sommeil millénaire et lui adressait des visions étranges : symboles tutélaires, dessins naïfs ou caléidoscopes de couleurs douces. Au réveil, il en restait des impressions, des zébrures, des assonances de tons. Jour après jour, les créations de Cécile s’en imprégnaient.


Pour l’œuvre qu’elle devait achever durant son séjour, elle avait préparé un carton d’environ deux mètres sur trois. Elle y encollait à son gré gravures, croquis et pastels, qu’elle suspendait à un fil et contemplait longuement. Avant de les insérer, elle essayait plusieurs dispositions, puis chaque nouvelle pièce venait prendre sa place ; rognée pour épouser les contours des éléments contigus, ou bien s’imposant sur une surface jusque-là vierge. Un puzzle à la progression désordonnée, où seule Cécile aurait pu dire que le hasard était absent.

C’était nouveau. Elle avait usé et abusé jusque-là de procédés aléatoires et souvent tapageurs : marcher pieds nus sur ses œuvres, éclabousser les compositions de jets de couleur, peindre les yeux bandés… Aujourd’hui, elle comprenait que ces tentatives de mettre le hasard à contribution étaient autant d’appels à l’inconscient ; provocations maintenant superflues.

Son téléphone était coupé. Marc avait accepté le principe. C’était elle qui l’appelait en soirée, quand elle était disponible. Leurs conversations s’étiraient en banalités, mais le lien était conservé. L’œuvre passait en premier, le reste attendrait. L’échange terminé, elle sortait, quel que soit le temps. Comme par magie, l’île lui vidait la tête. Elle rentrait, régénérée, dînait léger, jetait un dernier coup d’œil à ses préparations et allait rejoindre ses rêves.

Ils étaient devenus des compagnons familiers, indispensables à l’œuvre – ombres légères, ballets fluides de formes et de couleurs, présences impalpables et bienveillantes, ronflements telluriques. Elle se persuadait qu’à travers ces songes passaient les énergies créatrices des divinités chthoniennes, enfouies sous la croûte de la modernité. Le rôle de Cécile était d’accueillir, nourrir et enfanter leur œuvre.

Au quotidien, sa manière de disposer ses créations dans le tableau final avait encore évolué ; la phase préalable de réflexion était devenue un espace de silence mental, de lâcher-prise total. À un moment, à son insu, la connexion se faisait. Et la nouvelle pièce se positionnait, comme d’elle-même, dans une certitude tranquille.


Le calendrier était respecté. À deux jours du terme, il ne lui restait qu’une zone blanche grande comme une page de cahier. Coquetterie ou superstition, elle avait décidé d’attendre la fin du séjour pour achever son œuvre.

Le dernier matin, à genoux, elle inspecta le panneau étalé à même le carrelage ; puis elle monta sur l’escabeau qui lui permettait d’embrasser l’ensemble. Et là, elle eut un choc.

Comment ne l’avait-elle pas remarqué plus tôt ? La forme restée vide évoquait un visage de profil. Et pour elle qui vivait avec lui depuis dix ans, c’était bien Marc, avec son menton en galoche, son nez aquilin et son front redressé. Marc qu’elle n’avait pas appelé depuis trois jours, Marc qui devait s’inquiéter de son silence. Marc que l’île lui avait fait oublier, presque jusqu’au bout, et qui venait, de quelle façon, se rappeler à elle. Marc qui résistait à Wrac’h.

Elle s’assit sur l’escabeau, le temps de reprendre ses esprits, et d’essuyer ses larmes. Elle resta quelques minutes ainsi, puis descendit, prit un pinceau et le trempa de brun. Dans la forme blanche, elle traça le titre qu’elle venait de donner à son tableau.

« L’absent ».


Image: Odile Kayser – Résidence sur l’île Wrac’h – 2014

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