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L'arrêt de bus



Vendredi

D'abord le tram à Médiathèque, puis à Commerce, et enfin le bus. J'ai pu m'asseoir, entouré d'une nuée de collégiens appairés à leurs portables. Posé sur mes genoux, un objet insolite dans cet environnement : un livre. Et ce livre parle de toi.

Vois-le comme un pas dans ta direction. Notre relation n'avait pas bien commencé. Ton apparition soudaine m'avait froissé, surtout la disparition concomitante de l'arrêt Lechat. Je ne te connaissais pas : mais pourquoi ta promotion devait-elle effacer un homme auquel on avait, en son temps, trouvé les qualités requises pour baptiser une rue et l'arrêt de bus contigu ? Alors, j'ai voulu en savoir plus sur toi, pour purger cette gêne éprouvée à chaque trajet.

Pendant que je te parle, ton nom s'affiche et clignote. J'ai deux stations pour me lever, me faufiler et descendre. À bientôt !


Dimanche

Beau temps, je peux lire un moment au jardin. En trois jours, j'ai fini ta bio, parcouru deux de tes trois ouvrages ; j'entame le dernier et une deuxième biographie. Quelle vie ! Un roman la reprenant serait jugé extravagant : trop d'aventures, de violences, d'amours contrariées ou malheureuses, de retournements de situation. Trop de noirceur aussi : la seule lueur est celle qu'allume ton désir de justice universelle, en dépit des tragédies qui te frappent. Face à un tel ouragan, que peut-on écrire sur toi, qui ne soit pas dérisoire ?


Mardi

Me revoilà dans le bus. C'est curieux, je m'y sens plus proche de toi. À moins que j'y sois tout simplement plus disponible. Si tu pouvais parler, j'imagine que tu voudrais savoir ce que sont devenus les causes que tu défendais, les combats de ta vie !

— …

— Comment ?

— …

— Non, ni plaque, ni monument… Juste un arrêt de bus. Et aussi des maisons de quartier et des écoles. À Nantes, je sais pas…

— …

— Tu sais, tes contemporains, Schœlcher, Georges Sand, Eugène Sue… c'est pareil. Et Olympe de Gouges, la première féministe, il y a encore 30 ans, c'était une inconnue !

— …

— Oui, un peu aussi ! J'avais peut-être déjà entendu ton nom, mais sans le mémoriser. Maintenant que je me suis documenté, je peux te dire qu'on parle pas mal de toi, surtout depuis dix ou vingt ans. On te redécouvre !

— …

— Non ! Désolé de te l'apprendre. Ça n'a même pas démarré. Tu sais, tu n'es pas la seule ! Les Proudhon, les Saint-Simon, les Fourrier, les Cabet n'ont pas fait mieux ! Les palais de L'Union Ouvrière ont rejoint les phalanstères et la Banque du Peuple au rayon des belles utopies restées sans suite.

— …

— Non, non, ne crois pas ça ! Il y a eu des progrès fantastiques en 200 ans. Les ouvriers travaillent 35 heures par semaine, ils sont soignés et payés quand ils sont malades, ils ont des congés, payés aussi ; et quand ils sont âgés, plus de travail ; ils reçoivent de quoi vivre jusqu'à leur mort. Et c'est le cas de tous les salariés !

— …

— Bien sûr ! Les ouvrières aussi ! Elles ont les mêmes droits, elles sont payées pareil, enfin presque. Et quand elles attendent un enfant, elles s'arrêtent avant et après la naissance et elles gardent salaire et emploi. Ça peut durer jusqu'à six mois !

— …

— Oui, j'ai oublié. Tout le monde peut divorcer, pas besoin de motif. Ou d'avoir été révolvérisé par son mari, comme toi.

— …

— En effet, ça ne s'est pas fait tout seul. Il y a eu des grèves, des émeutes, des massacres, des révolutions même, ces révolutions que tu voulais empêcher ; tu disais les révolutions sont contraires à la liberté et aux vrais intérêts du peuple. En fait, le progrès social est passé par les luttes des syndicats, des partis politiques progressistes ; mais d'abord par des gens comme toi, qui ont voué leurs personnes et leurs vies à ces idéaux.

— …

— Oh, je dirais Marx et Engels : Le Manifeste du Parti communiste, avec son fameux Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !

— …

— Attends, ne crie pas ! Oui, oui, je crois bien que je l'ai lu dans L'Union ouvrière. Belle formule ! Et elle a fonctionné. C'est vrai que la reprendre sans te citer, ça manquait un peu de classe ! Cela dit, tu n'étais plus de ce monde.

En tout cas, si je peux me permettre, les 25 ans que tu pronostiquais pour aboutir à une égalité absolue de l'homme et de la femme, c'était vraiment utopique ! Et que dire de ta vision d'une évolution pacifique, avec un avocat salarié pour défendre les ouvriers, le soutien des bourgeois et du clergé catholique !

— …

— Oui, j'entends bien, mais si tu croyais en Dieu, tu détestais l'église. Et tes contacts avec les prêtres avaient été très décevants !

— …

— Non, ça n'a pas changé. L'Église défend le statu quo, et elle ne bouge que sous la pression. Et encore, s'il n'y avait que le catholicisme !

— …

— Je veux dire que d'autres religions ont des positions beaucoup plus rétrogrades. La libération des femmes ne concerne qu'une partie de l'humanité !

— …

— Oui, hélas ! Il y a toujours des pays où les hommes ont droit de vie et de mort sur leurs épouses, où elles ne peuvent ni travailler, ni sortir librement de chez elles ou montrer leurs visages.

J'entendis comme un sanglot.

— Excuse-moi de te dire ces horreurs. Tu as sacrifié ta vie à ce combat. Moi, je retiens ta lumineuse déclaration : Tous les malheurs au monde proviennent de ce cet oubli et mépris qu'on a fait jusqu'ici des droits naturels et imprescriptibles de l'être femme. Tu n'es pas responsable de l'état du monde, même s'il est attristant, Flora !

— Flora ?




Arrêt de Bus "Flora Tristan" - photo de l'auteur


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