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L'amour !

M. Lantin, ayant rencontré cette jeune fille dans une soirée, chez son sous-chef de bureau, l'amour l'enveloppa comme un filet (1) ;


pourtant, la proie qu'il était métaphoriquement devenu n'était pas prête à se rendre sans combat ; M. Lantin avait en effet de la vie, et de la femme, une vision aux antipodes du romantisme. Et tandis qu'une flamme inconnue tentait de le consumer, il analysait la situation avec toute la distance dont il était encore capable ; trop jeune, tout d'abord, et, avec son teint de pêche et ses yeux bleus, bien loin des accortes dames d'expérience dont il faisait son ordinaire, souvent tarifé. La sidération qui le frappait à cette soirée d'apéritif célébrant la décoration de son supérieur avait peut-être même pour origine, se disait-il, l'opposition de cette jeune fille à son type de femme habituel ; une envie de nouveauté, peut-être, ou plus prosaïquement l'absence de rapports à laquelle son rythme de travail l'avait contraint ces dernières semaines, le privant de son voyage hebdomadaire et hygiénique à la préfecture, pour lequel il dépensait sans compter. Du reste, il n'y avait justement pas de place dans sa vie pour des complications sentimentales : tremblements, palpitations, passion, supplications, pleurs, folie… un scénario implacable et cauchemardesque se déroulait dans son cerveau, lui montrant l'engrenage fatal dans lequel il menaçait de mettre le doigt – il n'était pas question de risquer plus.

Et cependant, tandis que son cerveau lui faisait pour ainsi dire la leçon, une autre partie de lui, ignorée jusqu'ici et sortant de Dieu sait quelle profondeur, lui faisait échanger de souriantes platitudes avec la demoiselle qui lui faisait face, et dont les joues empourprées semblaient témoigner d'une vive émotion. Le coup de foudre existait-il donc ? Et pourquoi pas une demande en mariage, sur le champ, dans l'appartement de son hôte, suivi de l'enlèvement et du départ en voiture sous les yeux médusés des invités.

Il en était là lorsque la voix tonitruante du sous-chef l'interpella ; "dites-donc, Lantin, pourriez-vous vous écarter un peu de ma fille !" Sous le coup de l'algarade, il tourna la tête, rencontra, sous les sourcils broussailleux, le regard accusateur de Duvignac. Il y lut un courroux naissant dont la traduction lui apparut immédiatement : réflexions et vexations quotidiennes, contrôle tatillons de ses notes de frais, de ses absences, de la qualité de son travail, et surtout, disparition de toute chance d'avancement. L'heure était grave, Mais Lantin n'était pas premier commis pour rien. Il savait faire preuve d'initiative.

Il revint vers la jouvencelle, maintenant tremblante et blême de confusion, émouvante de fragilité. Il se devait de la rassurer. Il lui prit la main et l'effleura de sa moustache, le buste cassé en deux. — Mademoiselle, votre père a beaucoup de chance d'avoir une enfant aussi charmante que vous. Cette soirée restera un souvenir délicieux. Puis il fit demi-tour et alla se fondre dans la foule des invités, agglutinés autour du buffet.

L'amour attendrait.



 

(1) Incipit de la nouvelle de Maupassant, Les bijoux. Image: Wikipédia Communs

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