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L'esprit malouin



La tempête avait de beaux restes. Des bourrasques pluvieuses balayaient la Chaussée du Sillon, des rafales soudaines retournaient les parapluies imprudents. Quelques amoureux de la Manche, plus aguerris, affrontaient les éléments avec jubilation et cirés à capuche. Dans la grande salle vitrée, presque vide, le couple prenait son petit déjeuner face à la mer.

Quinze ans de vie commune. Ils avaient moins besoin de se parler. L’homme pensait savoir ce qu’elle éprouvait : elle lui en voulait encore de la marche interminable de la veille, face aux gifles du vent déchaîné, pour atteindre l’hôtel.

— Tu m’en veux pour hier ?

Un soupir. Elle hésitait à ouvrir les vannes. Si peu de choses à lui reprocher, et tant de ressentiment.

— Tu t’es conduit comme un abruti. Comme si tu avais un compte personnel à régler avec le vent et la pluie. Et comme si je n’existais pas !

Elle avait raison. C’était tout lui. Incapable de changer d’avis une fois qu’il avait pris une décision, même quand il réalisait qu’elle était mauvaise. Il posa sa main sur la sienne.

— Excuse-moi.

C’était le mieux. Ça évitait de partir dans des considérations rétrospectives sur son père et le peu de choix de survie qu’il lui avait laissés.

Elle se dégagea doucement. Ce n’était pas la guerre, ça ne l’avait jamais été. Juste de l’usure. Tout ce qui se passait entre eux aujourd’hui était en germe quand ils s’étaient rencontrés. Et choisis.

Un nouveau soupir.

— Dis-moi que tu m’écouteras la prochaine fois, et que tu appelleras un taxi !

— Oui... J’espère.

C’était la réponse honnête. Il avait toujours été honnête avec elle. Presque toujours.

— Tu veux un rab de chocolat chaud ?

— Ou, s’il te plaît !

C’était un matin à chocolat. Le café aurait ajouté à la fureur extérieure. Le chocolat dédramatisait le spectacle. Elle se sentait bien, comme dans un cocon. Il lui venait une envie de ne rien faire, de rester dans cette bulle douillette hors du temps. Un arrêt sur images, vagues déferlantes et jaillissements d’écume.

Ils restèrent quelque temps en silence, se chauffant machinalement les mains sur les tasses fumantes. Elle eut un léger sursaut quand il reprit.

— Tu connais l’arc-boutement ? En physique, je veux dire ?

— Aucune idée. Qu’est-ce que ça vient faire ?

— Tu vas voir. L’arc-boutement est partout en physique : un tiroir bloqué, un serre-joint, un coin sous une porte, une simple vis !

— Et alors ? Tu sais bien que je ne suis pas scientifique ?

— Alors, dans une situation d’arc-boutement, plus tu forces et plus ça coince. Tout le monde a constaté que pousser plus fort sur le tiroir ne sert à rien.

— Je te suis de moins en moins !

— Eh bien, j’essaie de te dire que tu vis avec un arc-bouté.

— Ah ! Et c’est grave, docteur ?

— Je sais pas. Peut-être. À toi de me le dire. En tout cas, c’est comme ça. Plus on fait pression sur moi, moins j’ai envie de céder. Et il y a un moment où je me bloque pour de bon.

— Je commence à comprendre. Tu me parles d’hier soir !

— Oui.

— Et tu es en train d’expliquer que la tempête a essayé de passer en force avec toi, et que ça t’a arc-bouté ?

— Quelque chose de ce genre.

— Au point où je n’existais plus ? Il n’y avait que la tempête et toi ? Un duel d’hommes, si on peut dire, genre « Étranger, l’un de nous deux est de trop à Saint-Malo ! » C’est bien ça ?

Il s’agita sur sa chaise.

— Oui, bon. Là, tu vas peut-être un peu loin.

— Je ne crois pas. Au contraire. C’est très intéressant !

Ses sourcils froncés confirmaient une intense réflexion. Il se demanda s’il devait s’inquiéter.

— Une dernière tasse de chocolat ?

Tentative de diversion pitoyable. Elle n’entendait plus, elle digérait. La discussion semblait terminée, et il en avait sans doute trop dit. Mieux valait en rester là.

Il regarda au-dehors.

— Tu n’as pas envie de te promener le long de la mer ? Cette fois-ci, on a nos cirés !

Elle sortit de son mutisme.

— Non. Vas-y toi. Je vais rester ici, au chaud.

Il n’attendait que son feu vert pour s’éloigner. Il était déjà parti, traversant la voie pour rejoindre la digue battue par les flots. Elle le suivit du regard, puis ferma les yeux un instant. Il longea la digue jusqu’à son extrémité et fit quelques pas vers les rochers. À ce moment, une énorme vague surgit. La femme crut y voir un immense visage furieux, couronné d’un panache d’écume, avant que la vague déferle, balayant tout.

Il avait disparu.

Affolée, elle rouvrit les yeux. Là-bas, debout devant la digue, il toisait la mer, prenant les rafales de plein fouet. Un face à face inéluctable et pathétique.

Elle se leva, partit vers le comptoir. Faire ses bagages ne lui prendrait pas longtemps. Elle interpella le réceptionniste.

— Vous pouvez m’appeler un taxi ?


Mathieu Rivin – tempête Justine en Bretagne – 30 janvier 2023

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