top of page

L'état de grâce



Le ministre des sports conclut son introduction.

— Nous n'avons que trop entendu que cette réunion était celle de la dernière chance. Donnons tort aux prophètes de malheur ! La France répond toujours présent quand l'histoire lui donne rendez-vous. Ensemble, faisons de ces jeux olympiques et paralympiques un succès, une réussite internationale !

Il ajouta, moins lyrique :

— les Français ne nous pardonneraient pas de nous planter. Et personne ne peut dire à qui ils imputeraient un échec…

La déclaration de Nicolas Rouadec ne parut guère émouvoir la quarantaine de participants : la dizaine de syndicats, les trois ministères impliqués ; enfin le COJO, la maire et le préfet de Paris.

OUESTE – OUvriers Et Salariés Tous Ensemble – ouvrit le feu.

— Monsieur le ministre, OUESTE n'a cessé de vous réclamer des négociations anticipées. Il a pourtant fallu attendre le mois dernier pour que le gouvernement prenne la mesure du mécontentement des personnels des transports collectifs et tente d'y répondre!

Le directeur de cabinet consulta ses notes :

— Madame Mahé, vous voulez sans doute parler de la prime qui double le salaire des personnels concernés durant les JO, décision dont le détail n'a pas été communiqué aux médias ?

La jeune femme tortilla une mèche de ses cheveux.

— La publicité n'est pas nécessaire ; je tiens à dire que OUESTE est globalement satisfait des offres du ministère, et n'a plus de revendication majeure.


— Ce n'est pas le cas des policiers, s'enflamma le représentant d'Union, un colosse rougeaud. Le compte n'y est pas, Monsieur le ministre ! Nos tentatives d'aboutir à un accord avec notre tutelle se heurtent à des arguments comptables à courte vue, qui ne sont pas à la hauteur de votre propos liminaire. La sécurité a un coût !

— Et même deux ! répliqua le secrétaire général du COJO, qu'on avait pourtant prié de rester discret. Le Comité d'Organisation des Jeux Olympiques subit de fortes pressions pour prendre dans son budget des prestations complémentaires des services de police. Prestations dont je n'ai toujours pas saisi la nature !

Son interlocuteur vira écarlate. Il tenta de se lever, y parvint à moitié, malgré les deux collègues accrochés à sa ceinture.

— Monsieur Santoni, vous êtes un ancien champion de canoë, et tout le monde a pu voir que vous saviez mener votre barque. Je n'évoquerai pas ici votre rémunération. Je constate simplement que le budget de votre organisme pèse le tiers de celui de la police – ces 150.000 hommes et femmes qui se dévouent au quotidien pour notre sécurité !


Le voisin de Santoni lui glissa quelques mots à l'oreille, l'empêchant de répliquer. Le ministre profita de l'accalmie pour reprendre la parole.

— Vous savez comme moi que les chiffres sont têtus : l'état ne peut pas tout, et nous mettons aussi à contribution nos partenaires et nos sponsors, pour financer vos demandes, même celles que nous jugeons… il hésita… irréalistes. Je vous rappelle que depuis que j'ai pris mes fonctions, nous avons négocié et accordé des avantages à de nombreuses professions. Monsieur Rabille, si vous voulez bien…

Le dircab ralluma son micro.

— Volontiers, monsieur le ministre : il s'agit à ce jour des : personnels des transports publics et privés, conducteurs de VTC, salariés de l'hôtellerie restauration et du nettoyage, personnels de santé dans les services d'urgence, agents de tourisme et d'accueil ; travailleurs du sexe, employés des musées nationaux ; police, gendarmerie, agents de sécurité, secteur de l'animation et sport…

Les représentants des syndicats avaient ponctué l'inventaire de hochements de tête et de sourires gourmands. Leurs yeux brillaient. L'atmosphère était à nouveau sereine.


Nicolas se prit à espérer.

— Bien. Je voudrais maintenant évoquer le préavis de grève des aiguilleurs du ciel. Monsieur Troudère, vous avez la parole.

L'intéressé sursauta.

— Monsieur le ministre, il n'est pas d'usage de mettre nos revendications sur la place publique !

— Rassurez vous, nous sommes entre nous, et les portables ont été déposés à l'entrée. Je vous offre une occasion unique d'exposer les problèmes de votre profession devant un auditoire de choix.

Le syndicaliste tenta de surmonter son trouble.

— Eh bien, euh, l'augmentation prévisible du trafic durant les J.O., jointe au refus des pouvoirs publics de recruter, va nous conduire à une augmentation des temps de travail de 20 à 30% !

Le délégué aux transports aériens se pencha sur ses notes.

— Donc un temps effectif en salle de contrôle atteignant les 15 heures hebdomadaires ?

— Oui, gémit l'autre. On frise le burn-out !

Des yeux, il faisait le tour de l'assistance, cherchant en vain un regard compatissant. Le ministre reprit la main.

— C'est en effet préoccupant. Mais je note que chaque heure supplémentaire sera compensée à 200%. Et j'ai pérennisé la sympathique gratuité des quatre voyages familiaux annuels.

Troudère, déstabilisé, rendit les armes.

— Eh bien, dans ce cas… nous… levons notre préavis de grève !


Le soulagement fut manifeste, mais de courte durée. Le leader de la CDGT venait de lever la main.

— Monsieur le ministre, je vois bien votre tentative de nous diviser. Mais vous, mes collègues ? Auriez vous oublié l'essence même de notre combat ?

Le sourire de Nicolas s'éteignit. Les autres syndicalistes s'étaient crispés. Avec un sourire matois, le moustachu le plus célèbre de France attendit quelques secondes.

— À la Confédération Des Gens qui Turbinent, nous trouvons injuste que les travailleurs impactés par les JO soient seuls à bénéficier des miettes du festin olympique !

Tandis que les yeux s'écarquillaient, il poursuivit :

— Monsieur le ministre, chers collègues, la CDGT s'intéresse au sort de tous ceux que leur métier, leur localisation ou la simple malchance tient à l'écart des Jeux Olympiques et des compensations arrachées par les syndicats. Nous exigeons pour toutes ces personnes une prime de non-J.O., d'un montant de 400 euros. Que les jeux profitent à tous !

Face au brouhaha qui suivit, Nicolas dut décréter une suspension de séance. Il lui restait une dernière carte à jouer, du moins si le président avait pu aboutir dans sa démarche avec le CIO.

*****


La séance venait de reprendre. Le ministre prit l'offensive.

— Je ne vous surprendrai pas en vous disant que la proposition de la CDGT est irrecevable, tant par son impact financier que dans son principe même.

Pourtant, plutôt que choisir la surenchère, je vous propose de sortir de cette confrontation par le haut ; et de faire des prochains jeux une promotion planétaire de ce dont nous sommes tous si fiers : le modèle social français !

Dans un silence abasourdi, Il relaya le message du président. Trois secondes interminables, avant que le secrétaire général de la CDGT se lève et applaudisse le ministre. L'assistance explosa de joie. S'en suivirent des scènes que la république n'avait jamais connues et dont l'absence de portables privera l'histoire. Impossible donc de confirmer le fougueux baiser rapporté par plusieurs témoins entre le ministre et la secrétaire générale de OUESTE.


Mais l'essentiel n'était pas là : l'info submergea les médias et fut le principal sujet de conversation durant les jours qui suivirent.

Le Comité International Olympique actait, dès les jeux de Los Angeles de 2028, l'entrée dans les disciplines olympiques de la "grève à la française" Et pour les jeux de 2024, une démonstration de ce nouveau sport allait se tenir, avec ses deux épreuves par équipes : "grève simple" et "grève avec occupation des locaux".


Image : les Phryges, mascottes JO Paris 2024


Posts récents

Voir tout

L'hiver

bottom of page