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La vie sans elle



Lundi

Elle me ment. Julien aussi. Et forcément Christelle. Ils me mentent tous. Je ne suis pas dupe. Je ne suis plus dupe, en tout cas ! Depuis combien de temps ? ça vient de se passer ?

Non, aucune chance. Je viens de comprendre, mais ça veut rien dire. Juste que je suis le dernier à voir, à savoir. Comme toujours dans ce genre d'histoire. Samedi, ça m'a sauté aux yeux. Leur aparté sur la terrasse, et la façon dont ils se sont interrompus quand je suis arrivé. Une demi-seconde, pas plus, mais ça m'a suffi pour comprendre. J'ai eu comme un vertige, il a fallu que je rentre m'asseoir. Dans ma tête, il y avait en avalanche des scènes, des images passées qui me revenaient, mais différentes. Comme si on avait rajouté les sous-titres. Comment j'ai pu être naïf à ce point-là ?

En fait, je crois que j'ai toujours su. Confusément. Que ça se terminerait ainsi. J'avais trop de chance. Trop de chance de l'avoir rencontrée, de l'avoir séduite. Trop de chance de vivre avec elle. Ça ne pouvait pas durer éternellement. Plus les années passent, plus je le sens au fond de moi. Elle, si éclatante, si vivante, plus belle que jamais dans sa quarantaine épanouie et moi, si ordinaire, avec mes presque cinquante ans.

Nous sommes assis côte à côte sur le canapé, devant la télé. À regarder un documentaire sur les complots, ça tombe bien. Des gens qui croient que la terre est plate, entourée d'un mur de glace qui empêche la mer de se vider. Je suis pas beaucoup plus malin qu'eux. Moi, mon monde, il tourne autour d'Audrey. Et le mur de glace enserre mon cœur.

Elle se penche vers moi, me sourit, vient nicher sa tête sur mon épaule. J'ai comme un espoir fou, la glace craquelle, je voudrais… Alors, elle me dit "mercredi, j'ai pris mon après-midi. On va faire du shopping avec Christelle, je n'ai plus rien à me mettre."

Depuis quand elle me parle de ses sorties entre filles ?


Mardi

Rien à faire, ça tourbillonne dans ma tête, je n'arrive pas à me concentrer sur mes dossiers. Cette soi-disant sortie demain, ça pue l'alibi à deux balles. Christelle, elle se ferait hacher menu pour sa meilleure amie. Je l'ai bien vu il y a dix ans, quand je rodais autour d'Audrey alors qu'elle était en train de se séparer de son ex. Le nombre de mensonges qu'elles lui ont fait gober, toutes les deux, avec moi comme confident ! J'en étais gêné pour lui, je me mettais à sa place.

Et maintenant c'est mon tour, c'est moi le cocu de service. Mais je ne suis pas dupe, je ne serai pas aussi aveugle que l'autre. Si seulement je pouvais fouiller dans son portable, trouver des traces, être sûr ! Je connais la chanson, on est en 2020, plus le droit d'être exclusif, plus le droit d'aimer pour la vie, on doit tolérer… mais qu'est-ce que ça fait mal, qu'est-ce que c'est insupportable ! Et on peut toujours enrober ça, ça reste une trahison, une double trahison même. Ma femme et mon pote, mon collègue en plus ! Comment peut-elle me mentir ? Et lui ? Il est moins doué qu'elle, comment fait-il ? Même soutenir mon regard ? Moi, dans sa situation, je ne saurais pas où me mettre !

Bien sûr, je peux comprendre qu'il l'attire. Ils ont le même âge, il est plutôt beau, bien fichu. Mais alors, pourquoi c'est moi qu'elle a choisi ? Des beaux mecs, des sportifs, des gars plus classe que moi, y'en avait déjà plein autour d'elle. Si c'était pour me faire ça, elle aurait mieux fait de m'ignorer !

On frappe à la vitre. C'est justement Julien, tout sourire. Je lui fais signe d'entrer. Surtout ne pas faire la gueule.

— Salut Jérôme ! La forme ?

Sa formule habituelle. Aujourd'hui, ça m'horripile. Pourquoi faudrait-il être toujours en forme ? On est des êtres humains, pas des robots. Je grogne un truc, mais il enchaîne.

— Est-ce que tu pourrais me dépanner ? Me remplacer vendredi à 15 heures pour l'expertise chez Martineau ? C'est en centre-ville, tu en as pour trois heures, trajet compris.

J'ai failli dire oui, par réflexe. Et puis la situation me revient en tête. Et si c'était un moyen pour me bloquer au boulot ?

— Tu as un autre rendez-vous ?

C'est un piège. Le planning est partagé. Mais il le sait.

— Non, je voudrais télétravailler. Il faudrait que j'avance sur un gros dossier pour lundi. Ça me rendrait vraiment service que tu acceptes ! à charge de revanche, bien sûr !

Une idée machiavélique me vient.

— Ah, ben justement ! Demain, je voudrais pouvoir me libérer à 14 heures. Ça t'irait ?

Il me jette un drôle de regard, se rembrunit.

— Euh, non. Tu me prends de court !

— Tu es chez un client ?

Mon piège se referme. Il se trouble.

— Non, en fait, je ne travaille pas. J'ai pris l'après-midi pour… aider un copain à déménager.

L'excuse est grotesque, ça trahit l'impro. Une demi-journée pour déménager ! Il n'est décidément pas doué pour mentir.

Je le laisse partir après avoir accepté de le remplacer. J'ai ma réponse pour mercredi. En plus, je sais qu'il a besoin de m'éloigner vendredi. C'est moi qui tire les ficelles, maintenant. Ils vont voir que je ne suis pas aussi stupide qu'ils le croient.

Je suis malheureux à en hurler, mais au moins, je ne suis plus dupe.


Mercredi

Crevé. Journée de zombie. J'essaie de faire comme si, de me comporter normalement. Tous ceux qui me connaissent un peu devraient sentir que quelque chose ne va pas, mais non… à moins qu'ils s'en foutent ?

Ce matin, j'ai profité d'un moment où Audrey se préparait pour jeter un coup d'œil à son portable qu'elle venait d'utiliser. J'ai eu juste le temps de repérer un message de Julien au milieu des SMS, et la première ligne : "on se retrouve comme prévu…" Pas pu ouvrir, pas pu voir si c'était pour vendredi. Ou bien pour cet après-midi ? En tout cas, si j'avais encore le moindre doute, je sais maintenant à quoi m'en tenir.

Bizarrement, ça me donne un coup de fouet. Comme si je reprenais la maîtrise de la situation. Je n'ai plus qu'à passer à l'offensive. J'ai déjà un peu surfé sur Internet, j'ai trouvé ce que je cherchais. J'hésitais à aller jusque-là, mais je serais bien con de ne pas le faire. Je me connecte sur le site que j'avais repéré, et en dix minutes, le portable d'Audrey est géolocalisé. Une carte en 3D me montre ma maison surmontée d'une balise rouge. Elle est rentrée. Je vais en faire autant, et nous allons passer la soirée à faire semblant. Elle d'être une épouse fidèle, moi d'être dupe.


Jeudi

J'ai eu beaucoup de mal à m'endormir, mais cette fois c'était de la surexcitation. Audrey s'en est aperçue. Elle a eu les gestes qu'il fallait et malgré moi, on s'est retrouvés à faire l'amour. Je m'en suis voulu d'être si faible. En plus, c'est peut-être la dernière fois. Si c'est ça, je resterai avec ce souvenir glauque. Quel gâchis. Mais qu'est-ce que j'y peux ?

En tout cas, je sais maintenant que la localisation fonctionne, et qu'il n'y a pas de notification adressée à celui qui est surveillé. Je vais pouvoir faire la même chose avec Julien. Je m'y mets à peine arrivé au bureau. Ça marche ! Ça me fait un plaisir qui me surprend. On dirait que je suis passé à autre chose. plus le temps de me lamenter sur moi ou mon couple. Je suis complétement pris par l'idée de les confondre, ça occulte tout le reste.

En fait mon plan est prêt, il est très simple. Je sais à chaque instant où ils sont. J'attends qu'ils se retrouvent, je les surprends. Pas de cris, pas d'esclandre : je leur dis en quelques mots sobres et bien sentis ce que leur comportement m'inspire. Puis je sors avec dignité et je les laisse à leurs turpitudes. Bon, peut-être une gifle au passage à Audrey ou Julien, on verra, on peut pas tout maîtriser.

Après, après… ce sera la vie sans elle ! Je n'ai pas envie d'y penser. Il sera bien temps. Après.


Vendredi

Une semaine à mal dormir, ça commence à peser. Je vis dans un état second. Ce matin, dans la glace, j'ai vraiment une sale tête, le visage creusé. Bah ! ça sera bientôt fini, d'une façon ou d'une autre.

En fin de matinée, je téléphone chez Martineau et je prétexte un empêchement technique de dernière minute. On décale l'expertise à mardi. Le temps que Julien l'apprenne, il se sera passé bien des choses… l'idée de la tête qu'il va faire me procure une sorte de joie masochiste.

Je saute le déjeuner et je quitte la boîte. J'ai noté un rendez-vous bidon, personne ne vérifiera, je suis libre. Je m'installe dans un café, téléphone sur la table. J'attends. Audrey est à la maison, elle ne travaille pas le vendredi. Julien n'est plus au bureau.

14h30. Le portable de Julien se déplace sur la carte, mais celui d'Audrey ne bouge pas. Je mets un petit moment à comprendre, puis je vois les deux balises se rapprocher. Julien arrive chez moi ! Dur à encaisser ! Il vient juste la chercher ou ils comptent faire ça sur place ? Et pourquoi pas dans notre chambre ! Je saute dans ma voiture et je démarre. S'ils sont partis quand j'arrive je pourrai toujours les tracer, et s'ils sont toujours là…

Ils sont toujours là. La voiture de Julien est devant la maison. Je me gare en trombe dans l'allée, en faisant gicler le gravier. La porte s'ouvre avant que j'entre, Christelle dans l'embrasure. Que fait-elle là ? C'est un plan à trois, ou bien elle tient la chandelle ? Elle a reculé de deux pas, elle me regarde avec une sorte d'effroi.

— Jérôme, s'il te plaît…

Curieusement, elle ne me barre pas l'accès aux chambres, mais au séjour. Pourquoi ? D'instinct, j'avance pour l'écarter, mais la tête que je fais suffit pour qu'elle s'éloigne. Je saisis la poignée de la porte et tente d'entrer, mais elle s'entrebâille à peine, et c'est Julien qui est là, en face de moi. Il a un sourire de faux-jeton et il bredouille.

— Jérôme, qu'est-ce qui se passe ? On t'attendait pas…

Ça fait comme un court-jus dans ma tête, je crois que c'est son sourire. Tout ressort d'un coup, tout ce que j'ai comprimé depuis cinq jours. Le coup de boule part. Je suis plus petit que lui, il le prend dans le pif, le cartilage craque, le sang pisse aussitôt. Il recule de quelques pas en vacillant, glisse sur des morceaux de tissus qui jonchent le carrelage, et tombe lourdement en arrière. Sa tête heurte la table basse avec un bruit sinistre.

Le hurlement d'Audrey me fait lever la tête. Je l'aperçois perchée sur l'escabeau, dans une robe de soirée scintillante, les yeux écarquillés, le visage déformé par l'épouvante. Elle tient encore le bout d'une banderole accrochée au buffet. Des grosses lettres rouges : "Joyeux cinquantenaire, Jérôme !"













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