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Vénus d'Urbino



Une pause. Une pause dans la pose, si j'ose dire. C'est pas de refus. J'ai le cou bloqué, à force. Et puis on a beau être à Venise, au printemps, les matinées sont encore fraîches. J'ai demandé à Titien de mettre une petite laine, il a refusé catégoriquement. Je m'y attendais, notez. Mais il aurait pu en profiter pour fignoler le décor, ou même mon visage. Mais non, Môssieur a besoin que je reste intégralement nue. L'inspiration. Il dit que ça lui coupe l'inspiration si je me couvre un tant soit peu. Ça, c'est les hommes, je commence à les connaître !

En plus, Titien, c'est pas la première fois que je travaille pour lui. Il m'avait peinte il y a deux ans. Un portrait classique. Je posais debout, de trois quarts, dans une superbe robe de velours d'un bleu profond avec des manches décorées de broderies d'or et de bouillons blancs. Un peu chaude, quand même, en été. Mais avec les boucles d'oreilles et la grande chaîne en or, c'était le luxe absolu ! J'ai fait un théâtre pas possible pour garder la robe. Finalement Titien en a parlé au commanditaire, et il a dit oui. Et j'oubliais. Le tableau, ils voulaient l'appeler "Portrait de noble dame", ou "Femme vêtue de bleu", mais c'est devenu "La Bella" ! Vous parlez si j'étais fière ! Et je vous dis pas les copines. C'est vrai qu'entre Vénus, on est forcément aussi rivales, mais là, elles ont pris un coup sur la tête. Elena, la pouffe au Tintoret, elle m'a pas parlé pendant un mois. Et Maria, la meuf de Paolo, elle en était verte ! Vert Véronèse, bien sûr ! Ha ha ha !

Pourquoi je vous raconte tout ça ? J'y viens. Guidobaldo, le comte d'Urbino, il venait de temps en temps voir comment le portrait avançait. Trop fier pour me parler directement, mais je voyais bien comment il me regardait. Un bel homme d'ailleurs, grande prestance, un nez impérieux, et très riche. Très riche. Marié, certo, mais je suis pas idiote, je sais jusqu'où nous, les modèles, on peut aller. Toujours est-il qu'il y a trois mois, mon Titien me mande chez lui. Et que je te parle du soleil et du beau temps, et que je tourne autour du pot… En fait, il voulait que je pose nue. Nue comme un ver. Véronèse, bien sûr ! Ah pardon, je l'ai déjà faite !

Bref, j'ai joué les Vénus effarouchées, mais j'étais plutôt flattée. Un nu artistique, ça vous positionne sur le marché. Surtout le Titien. Grosse, grosse cote. Comme dit mama, un Titien vaut mieux que deux Tulora – Tulora, ç'est sûrement un peintre de son époque, j'en ai jamais entendu parler. En tout cas, j'ai pas mis longtemps à lui faire nommer son commanditaire. Et là, lotto ! C'était le comte ! Sa morgue, c'était rien que de la timidité. Après deux ans, il ne m'avait pas oubliée ! Et il avait trouvé ce moyen détourné pour en savoir plus sur moi ! Quelle délicatesse, quelle pudeur, quel romantisme ! ça m'a touchée au plus profond de moi.

Du coup, j'ai failli ne pas discuter la proposition. Et puis j'ai pensé à la famille. Les sentiments, c'est pas ça qui nous fait vivre, maman et mes sœurs. À Venise, c'est simple. La fille la plus moche se consacre à Dieu ou aux bonnes œuvres, la plus jolie aux hommes, enfin, les carrières artistiques. Et s'il y en a une troisième, elle travaille pour les femmes. C'est plus dur.

Chez nous, y'avait pas dessin, comme on dit. Anna-Maria travaille à la Pitié et Carlita est servante, alors j'ai demandé à Titien de les prendre comme figurantes. Il a fini par accepter, mais quand il les a vues à l'atelier, il est devenu tout rouge et il m'a prise à part. Pour Carlita, il a choisi son profil gauche, bien obligé. Et pour Anna-Maria, ça a été très chaud, mais on a fini par trouver un arrangement, avec le coffre. Et voilà qu'au lieu de me remercier, elle me pourrit la vie, sous prétexte qu'elle a mal aux genoux et que personne ne saura jamais qu'elle est sur le tableau. Moi, je trouve qu'elle a une très jolie robe blanche qui souligne ses formes et attire le regard. Mais l'ingratitude, j'ai l'habitude…

Bon, je cause, je cause, mais on va redémarrer. Il faut que je reprenne la pose. Ah si, une dernière chose : vous avez vu ma coiffure ? C'est beau, hein ? Une heure de préparation par jour, mais c'est cadeau. C'est pour Guidobaldo. Et c'est pas tout. La teinte de mes cheveux, vous voyez, sur l'épaule droite ? ça vous surprend pas, pour une méditerranéenne ? Eh oui, je les fait décolorer ! C'est un nouveau procédé. Notez que c'est pas gratuit. ça coûte un bras, comme dit Milo, Vénus Milo, ma copine grecque. Mais tout le monde adore, les filles en sont folles. Tout Venise s'y met. Le Titien, il passe un temps fou à travailler les nuances et les reflets. Il aimerait que cette couleur devienne sa marque de fabrique, qu'elle passe à la postérité, comme peut-être le vert Véronèse. Il voudrait qu'on l'appelle le blond Vénus-Titien. Moi, j'y crois pas. Trop compliqué à retenir, il faudrait faire plus simple.



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