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A Vincennes !




Karim

Il descend la vitre. La bruine pénètre dans la voiture.

— Vous êtes bien Karim ?

Elle est comme il l'imaginait au téléphone : la soixantaine, un visage rond que mange le voile. Elle le fait un peu penser à sa mère, mais sans l'énergie qu'elle dégageait. Petite valise à roulettes, gros sac gibecière en bandoulière, le portable encore à la main. Il lui sourit en se penchant vers elle.

— Oui. Bienvenue, Farida. Mettez votre bagage à l'arrière.

Elle hésite, ouvre la portière, tente de soulever la valise. Pas question qu'elle écorche les coussins.

— Non, non, dans le coffre !

— Il est fermé, proteste-t-elle.

Il explique :

— Non, je l'ai déverrouillé.

La charte prévoit qu'il sorte pour aider les clients à charger leurs bagages. Mais la dernière fois qu'il l'a fait en plein Paris, on lui a chouré son téléphone portable. Alors, à Montparnasse, même aussi tard, il ne prend pas de risque.

Elle a réussi à loger sa valise, elle s'installe à l'arrière. Karim vérifie :

— 125 rue Stalingrad, Bobigny ? C'est bien ça ?

— Oui, l'hôpital à Vincennes.

— À Vincennes ? Mais vous venez de dire Bobigny !

Sa voix part dans les aigus.

— Non, Avicenne, c'est le nom de l'hôpital. À Bobigny !

— Ah bon, excusez-moi ! Il sourit à nouveau. S'il vous plaît, la ceinture ! Vous avez une bouteille d'eau à votre disposition. Et aussi le Wifi et un chargeur pour votre téléphone.

Les premières minutes sont les plus importantes. Mettre à l'aise le client, comprendre ce qu'il souhaite, dans quel état il est. C'est un métier où l'on est tour à tour guide, psychologue, confident… il aime bien ça. Et puis il faut aller chercher les cinq étoiles d'appréciation, et ça se joue dès le départ.

Ils roulent vers la place d'Italie. Il a prévu de passer la Seine avant de rejoindre le périph. Il profite du premier feu rouge.

— On en a pour à peine trois quarts d'heure. Vous voulez un peu de musique ?

D'habitude, il entame la conversation avec une de ses phrases d'accroche, mais quelqu'un qui va à l'hosto, en pleine nuit… Elle fait un petit signe d'approbation de la tête. Il hésite, puis remet Beur FM en fond sonore, et tente :

— J'ai grandi au Raincy, pas très loin de Bobigny, mais je connais pas l'hôpital Avicenne.

Il a du mal avec le nom. Sûrement un chirurgien français, comme toujours.

— Moi non plus.

Un flop. Dans le rétro, il lui jette un regard. Elle a fermé les yeux. Il baisse encore la radio.

Ils arrivent au pont de Bercy. D'habitude, il annonce "A gauche, vous avez le ministère des Finances !" Ça fait toujours réagir les provinciaux. Ce soir, il se tait.

Il retourne à la route. La Talisman glisse sur le macadam, un vrai plaisir de la conduire quand le trafic est fluide. Pourvu que ça dure…

— Vous avez quel âge ? 30 ans ?

Il avait oublié Farida.

— Pas tout à fait. Juste deux ans de moins.

Pas d'écho. Elle s'est renfermée dans ses pensées. Son téléphone sonne. Un monologue à l'autre bout, qu'elle ponctue de quelques mots, d'une voix de plus en plus basse. Puis le silence. Elle a les yeux clos à nouveau, peut-être ne les a-t-elle pas ouverts.

Il revient à la route. Il a quitté le périph, il est au niveau de Montreuil sur une voie rapide, mais il pourrait être n'importe où. Les voitures surgissent, se frôlent et se séparent dans les chuintements sur la chaussée mouillée. Souvent des limousines noires comme la sienne, qui réunissent pour un trajet unique des clients aux destins épars et des chauffeurs aux rêves précis – mille euros la semaine, après le crédit, l'assurance, l'entretien, l'URSSAF il me restera mille six cents pour le mois… si j'ai pas de galère avec la bagnole.

Karim pense à Céline. Elle doit dormir en ce moment.

 

Céline

Elle cherche le sommeil. Elle sait que c'est le meilleur moyen de ne pas le trouver, mais… il lui reste cinq heures avant de se lever, puis de prendre le bus qui va l'amener, hagarde et stressée, au Marriott. Elle sait qu'elle va passer sa journée de travail à éviter Germain, le chef d'équipe. Elle sait aussi qu'elle n'y arrivera pas. Il a flashé sur elle. Le reste est une question de temps.

Elle n'a pourtant rien fait pour l'attirer. Du reste, les consignes sont formelles : pas de maquillage, pas de bijoux, tenue gris souris, la femme de ménage doit être invisible. Ça n'empêche pas les propositions des clients, elle y a eu droit comme les autres filles, mais il suffit de quitter la chambre, elles savent toutes gérer ça.

Avec Germain, c'est autre chose. C'est déjà arrivé à Céline, elle a dénoncé le type, il a nié, elle a été virée. Ç’a été dur de retrouver un sous-traitant, on dit qu'ils échangent leurs infos, une fille qui parle, c'est une chieuse. Alors, cette fois-ci, elle ne sait pas comment s'en tirer. Pas possible d'en parler à Karim, il est trop droit, trop entier aussi. Il ferait un scandale ou même il irait casser la figure à Germain et dans les deux cas, elle perdra son emploi.

Karim, il n'a que trois ans de moins qu'elle, mais il est un peu comme un enfant. Sa mère l'a élevé seule, elle l'a construit en le protégeant du monde réel, jusqu'au bout. Il croit en ce qui est juste, il croit qu'il peut s'en sortir, les en sortir en étant chauffeur à son compte. Et surtout il croit en elle, et c'est la plus belle chose qui lui soit arrivée de toute sa vie. Alors tant pis si elle se salit, elle va faire tout ce qu'il faut pour ne pas l'éclabousser.

Elle se love dans le lit, le nez dans le traversin à la recherche de son odeur. Et elle s'endort.

 

Farida

Elle repose le téléphone, se laisse aller sur les coussins de l'auto. A-t-elle a entendu les derniers mots ou les a-t-elle imaginés ? Peu importe. Après l'annonce, ils étaient aussi dérisoires que ces poignées de terre qu'on jette sur le cercueil. Elle ferme les yeux, comme si cela pouvait empêcher ses larmes de déborder. La photo la plus récente qu'elle a de Djamel date de six ans. Son regard n'était plus celui de l'enfant qu'ils avaient élevé. Ils l'avaient déjà perdu. On le leur avait pris. Des gens contre lesquels ils ne pouvaient rien, qui faisaient la loi, une autre loi, dans l'immeuble, dans le quartier.

Alors ils ont baissé les bras. Ali a saisi une possibilité de mutation, ils sont partis dans l'ouest. Ils ont laissé Djamel à ses trafics, à la bande, à la vie qu'il avait choisie. Est-ce que tout cela était écrit ? Inch'Allah, sans doute, jusqu'à ce règlement de comptes. Elle a toujours su que cela se terminerait ainsi. Ali n'a pas voulu venir, il dit qu'il n'a plus de fils. Farida a pris le premier train, en priant pour arriver à temps. Et là, dans cette voiture qui file dans la nuit, avec ce chauffeur à peine plus jeune que Djamel, elle va au-devant du visage figé dans la mort de son unique enfant, dont l'image va s'incruster dans sa mémoire pour le temps qu'elle a encore à vivre.

Ils sont arrivés. Curieusement, le monumental porche de l'hôpital évoque celui d'une mosquée, comme si Allah le Miséricordieux avait finalement accepté d'accueillir Djamel. Elle voudrait le croire.

Karim a déjà sorti la valise. Il lui ouvre la portière et à la lumière de l'éclairage intérieur, il s'aperçoit qu'elle pleure. Il recule. C'est un gentil garçon, elle le voit bien, une femme de son âge en larmes, ça le remue. Elle se lève avec difficulté, passe son sac trop lourd sur son épaule, empoigne son bagage. Elle n'a plus qu'à marcher jusqu'à l'entrée, là-bas, mais… il n'a pas bougé, il est debout devant elle, toujours aussi gauche, comme empêtré dans son désir impuissant de l'aider. Elle ne veut pas de compassion, elle a besoin de toute l'énergie qui lui reste pour ce qui l'attend maintenant. Il faudrait qu'elle le contourne avec sa valise, mais elle n'en a pas la force.

Alors elle avance droit devant, elle le heurte avant de s'affaler contre lui, et ses sanglots qui ont repris de plus belle font tressauter ses épaules, tandis que Karim referme ses bras sur elle.


Image : flickr

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