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Eau et montagne



On était au printemps, la saison des fleurs de prunier. Zhang Rojin, Zhang le Vieux, dont personne ne connaissait l'âge, sillonnait la montagne. Souvent à pied, d'un pas lent et infatigable, tandis que Li-Fou, son serviteur, marchait en menant l'âne de bât et les deux qui leur servaient de monture. Rojin s'arrêtait souvent, subjugué par les courbes des collines, une aigrette de feuilles de bambou, le murmure inconstant du torrent ou encore l'impalpable étagement de la brume, de la noirceur du vallon à la transparence des nuages. Alors, il s'asseyait sur son tabouret et s'imprégnait de l'esprit du lieu, celui qui présidait aux formes toujours renouvelées et toujours semblables du paysage. Li-Fou étalait deux nattes, l'une à la disposition du maître en cas de fatigue et l'autre pour lui. Il attachait les trois montures et s'allongeait, avant qu'une tape du maître ne le réveille et lui enjoigne de repartir.

Parfois, le peintre demandait son matériel. Le serviteur sortait les supports, les pinceaux, les bâtons et les pierres à encre, les multiples récipients et l'eau de pluie que le maître utilisait pour diluer la peinture ou pour délaver, d'une touche légère, le coup de pinceau précédent. Rojin choisissait un papier de paille de riz et y déposait quelques motifs, comme autant de repères pour les œuvres à venir. En marge, il annotait l'esquisse de remarques : le printemps décline – fleurs de roseau au matin humide – la pie jacasse dans l'arbre.

C'était tout. On repartait sur les ânes, le soir tombait. À l'auberge, Rojin se faisait servir son repas dans la chambre la plus calme, tandis que Li-Fou soupait dans la salle commune, s'informait des nouvelles et de la route pour l'étape du lendemain. Au bout de deux à trois semaines, le maître était devenu shanshui, eau et montagne, rochers et souffle. Alors, il regagnait la ville, se retirait dans son atelier avec ses plus proches élèves et ses ébauches, et laissait sourdre de lui les dix mille choses que la Mère du monde et son voyage y avaient déposées.

Les compositions de Zhang le Vieux avaient une qualité unique : elles n'étaient pas closes, mais ouvertes sur le monde extérieur. Celui qui les contemplait s'absorbait peu à peu dans l'œuvre, baigné dans l'atmosphère du tableau, rafraîchi par la cascade qui y bruissait, apaisé par la brise du soir au bord du lac, son mental pris au piège des entrelacements infinis des branches d'un saule, ou rendu silencieux par l'indescriptible couleur d'un fruit. On voyait au bout d'un moment le visiteur s'ébrouer, comme pour s'extraire d'un rêve, puis reprendre sa marche d'un pas d'abord hésitant, puis léger et insouciant.

La magie du peintre allait pourtant au-delà de ce phénomène. On disait qu'une fois terminés, ses tableaux attiraient les esprits de la nature, qui venaient d'eux-mêmes s'y incorporer. Ainsi du couple de pies perché sur la branche d'un prunier, du papillon butinant délicatement une fleur de poirier ou du vol d'oies sauvages fuyant la tempête à l'arrière-plan d'un paysage brouillé par la pluie. La place dans la composition, la complémentarité des couleurs et l'équilibre que ces éléments vivants apportaient aux œuvres étaient pourtant évidents, au point qu'on ne concevait pas que les peintures originelles eussent pu exister sans elles. Mais les étudiants de Rojin juraient qu'il en était ainsi, et que le travail spirituel du maître consistait à préparer pour les esprits un cadre si attirant qu'ils ne pouvaient que le parfaire de leur présence. Quant au maître, celui qui lui posait la question se voyait opposer un sourire énigmatique, ou l'une de ces maximes en forme de koan qui renvoyait le curieux à son propre questionnement.

Cette saison là, Rojin peignit un paysage très classique, noir et sépia, au format vertical. Du bas vers le haut, du pavillon sur pilotis au confluent des eaux jusqu'aux contreforts des montagnes avant leur disparition dans les nuages, le regard glisse sur les bosquets de bambous, erre par instant dans les brumes, sinue en remontant la rivière calme et accroche une barque, avant de parcourir un à un les mamelons séparés par des écharpes de brouillard, puis de se perdre dans le vide final du ciel. L'ensemble est paisible sans qu'on puisse lui donner une tonalité plus précise. Il est miroir et révélateur des états d'âme de qui l'examine. Les idéogrammes tracés par le peintre – attente, sérénité – n'expriment que son propre sentiment, ou pressentiment.

Ce fut la dernière peinture du Vieux. Une fois achevée, on l'exposa dans la partie publique de l'atelier. Quelques semaines plus tard, un canard vint se nicher dans l'œuvre. Rojin, déjà affaibli, était alité, et quand on lui en fit part, il demanda que le tableau soit replacé dans sa chambre, afin qu'il puisse lui aussi s'y reposer.

Quand il mourut, à la nouvelle lune, on remarqua qu'un personnage avait pris place dans le bas du tableau, assis sur un tabouret et regardant vers les sommets. Malgré la distance et le manque de détail, la plupart de ses élèves y virent le maître lui-même, parti du monde des vivants pour habiter celui, éternel, des images. Mais d'autres faisaient remarquer qu'il ne s'agissait que d'un retour, puisque Rojin n'avait jamais réellement vécu ici-bas.



Image : idéogrammes montagne et eau, paysage

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