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Le pont



Il était une fois un pont.


Ce pont, je dois le préciser, n'était pas de ces ponts anodins qu'on peut couper à loisir, ou qu'il suffit de passer pour entrer dans l'aventure, ou même du genre pont Mirabelle, qui sonne l'heure et compte les jours, mais qui compte surtout pour des prunes, pas non plus un pont emblématique, comme ces ponts d'or dont le prototype enjambait le Pactole avant la mondialisation de l'économie, ou le célèbre pont de Nîmes, rebaptisé Pont-Levis aux USA, ou les métaphoriques pont-aux-ânes, souvent évoqués, jamais broutés, ou enfin l'un de ces édifices hors d'âge qu'on appelle par antiphrase Pont Neuf, tous ponts dont la multiplication banalisante s'accompagne le plus souvent d'une absence de rêves et d'ambitions funeste, puisqu'il est de notoriété publique qu'un pays que ses ponts n'étonnent plus est un pays qui croit avoir trouvé sa voie, et néglige en conséquence d'explorer des détours possiblement féconds ou de tenter des raccourcis porteurs de sérendipité.

Non, ce pont était différent : si l'architecte n'y voyait qu'un pont à haubans aux trois pylônes qui se répartissaient la charge du tablier, il avait pour l'esthète tout d'un fameux trois-mâts, fin comme un oiseau, lisse et haut. Mais c'était surtout son tempérament qui le démarquait de ses semblables : il n'était ni routinier, ni résigné à se laisser rouler dessus sa vie durant. Non, ce pont s'interrogeait, ce pont réfléchissait, c'était un pont pensif, en un mot : un poncif !

Incapable qu'il était d'attirer l'attention des automobilistes qui le sillonnaient avec indifférence et célérité, le pont s'adressait aux rares piétons qui l'empruntaient. La plupart croyaient entendre le bruit du vent dans les câbles et passaient outre, mais les plus sensibles – les poètes, les amoureux transis, les va-nu-pieds, ainsi que les Dupont avec un t – percevaient ses messages. "Passant, mon ami, dis-moi comment quitter ma triste vallée et visiter le monde ?" questionnait-il inlassablement.

Peu à peu, d'ignorances en rebuffades, d'indices en recoupements, il apprit qu'une légende circulait parmi les trimardeurs : un génie, troll ou magicien, suivant les versions, parcourait éternellement les routes et les ouvrages d'art, auxquels il prêtait une oreille compatissante ou même deux ; et il allait parfois jusqu'à les libérer de leurs ancrages terrestres et leur permettre de s'échapper dans les nuages. Pour quelle durée ? À quelles conditions ? Quand passait-il ? Les récits ne le disaient pas. Par contre, le magicien était facile à identifier : il marchait pieds nus par tous les temps, et fredonnait des chansons comme "Sur le pont d'Avignon". Certaines sources affirmaient aussi que la force et la sincérité des désirs d'évasion étaient comme un aimant qui l'attirait inéluctablement.

Dès lors, l'humeur du pont changea. Il se fit patient sous le cuisant soleil, patient aux orages, patient dans la bise glaciale ; épiant dans les moindres frémissements de ses torons l'approche du plus discret des piétons. Combien de temps ? Beaucoup d'eau avait coulé sous lui, lorsque par un matin brumeux et frisquet, un matin à ne pas mettre un câble dehors, il détecta un air insolite qui se rapprochait, et peu après, la vibration d'une marche énergique, mais douce. Le voyageur chantait, à tue-tête et horriblement faux, un morceau de circonstance : Le pont de la rivière caille.

Le pont tressaillit de tous ses piliers. Si c'était Lui ?

— Es-tu le magicien des ponts, celui que j'attends depuis si longtemps ?

Le chanteur se tut. Le pont reprit, fou d'espoir.

— Es-tu le troll, l'elfe, le djinn, le génie qui parcourt les routes pieds nus et exauce les vœux des créatures de pierre, d'acier ou de béton ?

Alors, une voix s'éleva.

— Je ne suis pas le génie, je suis le Génieur ! C'est ainsi que tu dois m'invoquer. Je suis le Génieur des ponts, déchaussé, et je suis le maître du béton, de la pierre, du verre et de l'acier, tout sauf le plastique. Oui, j'exauce les vœux et j'exhausse aussi les fondations des ouvrages au cœur pur. J'ai entendu ton appel au voyage et je t'accorde ce que tu désires. Le temps d'installer des barrières de sécurité sur l'autoroute, et je te libère de ta pesanteur.

Et il en fut ainsi. Après ce qui lui parut un instant, le pont émergea dans les nuages, voguant comme un fameux trois-mâts sur une mer moutonneuse. Il n'était plus pont des soupirs, il était devenu pont suspendu, pont aérien. Il mit le cap au sud, et fila vers le soleil.


*****


Il voyagea pendant des années, survolant des contrées inimaginées et merveilleuses, des ponts inouïs aux matériaux inconnus, aux formes hardies et aux portées démesurées. Puis, un jour qu'il se reposait sur un cumulus douillet, au large des Canaries, il perçut un pas reconnaissable entre tous. C'était celui du Génieur.

— Es-tu prêt à reprendre ta place ?

— Ai-je le choix, soupira le pont ?

— On a toujours le choix, répondit doucement le Génieur. Même les ponts sont mortels.

— Alors, donne-moi une minute, s'il te plaît.

Le Génieur acquiesça. Le pont glissa sous le nuage, fit lentement un tour complet sur lui-même, embrassant la mer immense, les îles ocre frangées d'écume, se gorgeant de toute cette beauté. Et, dans un dernier frisson de ses haubans, il rendit son tablier.




Image : Le viaduc de Millau au-dessus des nuages Didier Cadilhac (recadré)

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