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Le torchon magique


Il était une fois, je veux dire loin d'ici et il y a longtemps, une famille pauvre qui vivait dans une bourgade. Le père était absent, si tant est qu'il eût jamais existé. Il y avait la mère, deux frères et une sœur, la benjamine, que nous appellerons Aube, puisque aussi bien c'était son prénom, qui venait d'avoir 16 ans.


Et il y avait aussi un torchon magique.


Disons-le d'emblée, je ne répondrai pas à la question de savoir si le torchon était magique sui generis – par essence – auquel cas les fibres de coton dont il avait été tissé l'étaient sans doute également, et peut-être aussi les plants qui avaient donné ces fibres. Pas plus que nous n'étudierons l'hypothèse alternative, celle d'une causalité externe : propriétés magiques apparues à un moment donné ou lors d'un événement précis, et dont le récit, si c'est le cas, n'a pas gardé la trace – intervention d'un lutin mutin, d'une altière sorcière, d'un drôle de troll, que sais-je encore… Tenons-nous en aux fées, je veux dire aux faits, et reprenons le fil de notre histoire. Et sans vous commander, ce serait bien de ne plus m'interrompre !

Les deux frères s'appelaient Un et Deux, ce qui suffisait à distinguer l'aîné du puîné. La mère s'appelait "la mère" pour Un et Deux, et "maman" pour Aube, car à cette époque on n'appelait pas sa mère ou sa maman par son prénom. Les deux frères étaient les chéris de leur mère, car ils étaient dévoués, débrouillards et c'étaient eux qui rapportaient bien souvent de quoi faire bouillir leur marmite. Ils adoraient leur petite sœur, bien qu'elle fût moins futée qu'eux – on ne pouvait guère compter sur elle pour ramener des sous, barboter une bricole ou soulager un distrait de sa besace ; mais demande-t-on à une fleur d'être utile ou bien d'embellir et de parfumer alentour ? Or Aube était ainsi, taille fine et pied joli, lèvre rose et teint fleuri. Quand elle riait, son rire chassait la tristesse, apaisait la faim et faisait fuir les araignées. Et si elle aimait ses frères, c'était d'abord à sa maman qu'elle vouait une adoration sans limites. Elle était souvent auprès d'elle, empressée à l'aider au ménage, à la couture, à la cuisine. Et c'était le plus souvent elle qui lavait la vaisselle et l'essuyait. Avec son torchon, toujours le même, car ils étaient trop pauvres pour en avoir plusieurs.

Les journées se ressemblaient toutes, et cela aurait pu durer encore longtemps, si... mais nous y viendrons. La mère et Aube ne sortaient guère du jardinet et de la maison. Les garçons partaient tôt et ne revenaient que lorsque la chasse avait été suffisante pour la famille et pour la journée. Quand ils avaient été particulièrement chanceux, ils rentraient guillerets en sifflant et en chantant : "Et Un, et Deux, on rentre du boulot !" C'était la seule exubérance qu'on leur connût, car en général, ils parlaient peu de leurs actions, ils économisaient leurs phrases et veillaient à ne pas les alourdir de trop de mots ; de sorte que leur langage était simple, clair et facilement accessible, ce que l'on souhaiterait de nombre de ceux qui prétendent à nous diriger.


***


Le matin qui nous occupe, Un et Deux sortirent de la maison sans discours superflus ("à ce soir, la mère !", "à ce soir, petite sœur !") et partirent rôder sur la place du marché, qui était un des endroits les plus giboyeux de la cité, avec ses badauds inattentifs et ses éventaires opulents ; Un lorgnait les parures et les bijoux en pensant à la mère et surtout à Aube, qu'il aurait voulu pouvoir gâter. Deux, qui n'avait pas mangé à sa faim la veille, faisait les yeux doux aux galettes et aux salaisons dont les fumets chatouillaient délicieusement ses narines. Cependant, l'un et l'autre savaient comme un et deux font trois qu'il ne fallait pas céder à la précipitation ou à l'appel des sens. Ils se déplaçaient parmi les chalands avec une non chalance apparente, mais l'œil aux aguets. Patience de chat et prudence de renard, c'était la devise qui leur avait permis de passer inaperçus jusqu'alors, même et surtout de la maréchaussée.

Au même moment, à quelque distance de là, Charmant promenait sa triste figure entre les étals. Il justifiait son prénom par la régularité de ses traits et ses proportions harmonieuses, mais dans la famille Leprince, le cadet n'était pas un cadeau. Au lieu de profiter, comme son frère Royal, de la fortune et de la réputation de sa famille pour agrémenter sa vie, Charmant s'était piqué de vouloir en comprendre le sens. Depuis lors, ses joues se creusaient, ses journées se faisaient moroses et ses nuits plus encore. Son caractère aussi s'était aigri, et la solitude en découlait. Et tandis qu'il traînait son humeur et ses interrogations sur le marché comme partout où il allait, il ne prêtait attention ni aux harangues des marchands et des bateleurs, ni aux œillades et frôlements des ribaudes. Ni même à la proéminence indiscrète que formait l'aumônière en cuir attachée à sa taille, bien plus engageante que sa mine.

Il advint ce qu'il devait advenir : le chemin de Charmant croisa celui des deux frères, et la vue de la bourse dodue amena un large sourire sur leurs visages. Ils n'avaient pas besoin de se parler, un regard échangé leur suffisait, tant leur complicité était rodée. Ils se mirent à suivre Leprince dans les dédales du marché, assez distants pour ne pas être repérés, assez proches pour pouvoir agir rapidement à la moindre occasion propice.

Ils n'eurent pas à attendre très longtemps ; Leprince, indifférent comme on l'a vu aux étoffes, aux parfums, aux jongleurs, contournant les tavernes et ignorant les enjôleuses, s'arrêta devant un éventaire chargé d'instruments et de grimoires. Il engagea même la conversation avec le vieillard chenu qui les présentait, et s'empara de l'un des ouvrages pour s'y plonger. Sans faire ni une ni deux, Un et Deux, avec une synchronisation due à leur pratique éprouvée, entrèrent en action. Un bouscula Charmant et le fit choir avec l'étal, provoquant une complète confusion. Sous prétexte d'aider le jeune homme à se relever, il le maintint fermement, pendant que Deux dénouait le lien de cuir qui maintenait la bourse et s'en emparait. La suite était tout aussi simple : Un s'excusait platement, retenait la jambe et l'attention de la victime, tandis que Deux s'éloignait discrètement. Mais la bonne étoile des deux frères ne brillait pas ce matin-là !

Charmant, moins stupide qu'il n'y semblait, comprit à l'instant ce qui se passait. Il échappa à l'étreinte d'Un, se releva et se mit à crier "au voleur !" tout en se précipitant à la poursuite de l'autre. Deux s'enfuit de toute la vitesse dont il était capable, Un courut derrière les deux à la rescousse de Deux. Le marchand hurlait en ramassant ce qui restait de son étalage, tous s'agitaient et criaient, le marché était comme pris de folie. Le rôtisseur s'interposa devant Deux avec son énorme broche à la main, manqua les jambes du voleur et ne réussit qu'à faire trébucher Charmant qui vint s'écraser sur l'enclos des volailles, libérant un nuage de poules qui barrèrent la route aux poursuivants. Un en profita pour rattraper son frère, et tous deux détalèrent de plus belle, poursuivis maintenant par le seul Charmant dont la fureur ne faiblissait pas ; et qui, de plus, avait sorti de sa ceinture une courte dague qu'il brandissait méchamment, de façon assez éloquente pour remplacer les cris qu'il ne poussait plus, tout occupé à rassembler son souffle.

Les deux malandrins s'étaient déjà sortis de pareille aventure. Leur tactique dans ce cas consistait à continuer de courir en s'écartant et à se lancer la bourse de l'un à l'autre, comme au jeu de soule, pour égarer et finir par épuiser le poursuivant. Mais ce qui fonctionnait avec les bourgeois corpulents ne venait pas à bout de l'ardeur du jeune homme qui était maintenant sur leurs talons. Un avait déjà senti la dague l'égratigner et une tache rouge s'élargissait sur ses braies. Quant à Deux, il songeait que la pointe n'était rien à côté de ce que la justice leur réservait, s'ils se faisaient rattraper. Bref, la peur, mauvaise conseillère comme on sait, les gagnaient tous deux. En dépit de leur expérience et de toutes les règles du brigandage, ils commirent sans plus réfléchir l'erreur que font les bêtes traquées lorsque la fatigue l'emporte sur la jugeote : fuir tout droit vers leur tanière.

Haletants, ils coururent la distance qui les séparait encore de leur logis, Leprince à leurs basques. Dans leur panique, ils envisageaient de s'y enfermer ou de gagner le jardin par l'arrière et de s'enfuir ainsi. Mais si Un eut le temps de s'engouffrer dans la maisonnette et de la traverser, Deux ne put refermer la porte à temps et Charmant pénétra à sa suite. Aube, qui était en train d'essuyer la vaisselle, vit le premier frère traverser la pièce en trombe ; et comme elle se retournait, le second, dans une réaction qui montrait les limites du courage de l'homme face à la mort, vint s'accroupir derrière elle, la laissant face à un damoiseau aux traits déformés par la colère qui brandissait une lame en direction de sa poitrine.

Elle avait encore torchon et assiette en main. Dans un réflexe de défense, son bras droit se détendit et le chiffon humide vint cingler le visage du jeune homme, sur lequel il resta plaqué. Le bruit de la dague tombant sur le plancher fut couvert par celui de la faïence éclatant en mille morceaux. Aube, Deux, Charmant, tout s'était figé. Lentement, le linge glissa, démasquant un œil écarquillé, mais plutôt joli, puis un deuxième en tous points semblable, resta un instant accroché au nez, qui était droit et assez projeté pour le retenir, avant de choir et de révéler une bouche d'abord béante d'étonnement.

Dans la tête de Charmant, le silence s'était fait, assourdissant. Quelque part, très haut, flottait l'idée que l'on venait de lui dérober quelque chose d'important (quoi ?) et qu'il devait le reprendre et châtier les voleurs. Mais cette pensée était comme engourdie, et pas plus gênante qu'un petit nuage dans le bleu d'un ciel de mai, qui n'empêche ni le soleil de chauffer la terre ni les oiseaux de gazouiller. Quant à sa mélancolie familière, il semblait non seulement qu'elle l'avait quitté, mais qu'elle ne l'avait jamais vraiment habité. La moue qui marquait sa surprise fit insensiblement place à un sourire, assurément le plus niais du monde. Et il demeura ainsi, comme pétrifié, les bras ballants.

Devant ce spectacle, Aube ne put se retenir : toute sa peur disparut, ses lèvres se retroussèrent sur ses dents de nacre, et son rire perla, fusa et cascada, entraînant avec lui les derniers vestiges de colère, de chagrin, de tristesse. Ragna l'araignée, excédée, décida de quitter cette demeure décidemment inhospitalière et de regagner la campagne sur le champ. Et Charmant se dit, bien que penser lui fût difficile et presque douloureux, qu'il n'avait jamais ouï mandore, psaltérion, luth ou frestel dont le son fût aussi suave et apaisant que ce rire-là.

On aura déjà compris que la transformation miraculeuse de l'humeur de Leprince était l'effet du torchon magique – sinon, quoi d'autre aurait pu l'expliquer ? Cependant, nul ne sait combien de temps le charme aurait mis à s'estomper, si la mère, revenant du jardin où elle avait croisé un Un visiblement terrorisé et fuyant à perdre haleine, n'avait fait son entrée en hâte. Elle rapportait dans son tablier retroussé deux citrouilles grosses comme des roues de carrosse. À la vue de Deux encore recroquevillé derrière sa fille, la tête rentrée dans les épaules, d'Aube le chiffon à la main, dévisageant un grand dadais en sueur à l'air tout étourdi qui lui faisait face, du sol constellé de débris d'assiette, le tablier lui échappa des mains, et les citrouilles vinrent rejoindre les tessons et la dague – eût-elle aperçue cette dernière qu'elle se fut sans doute évanouie de frayeur.

Charmant, sortant de sa stupeur, s'agenouilla dans un réflexe qui témoignait de sa bonne éducation et entreprit de ramasser citrouilles et débris aux pieds de la mère hébétée. Aube sortit alors de son silence.

— Maman, c'est… Elle s'arrêta, ne sachant que dire.

— Leprince, fit Charmant. Charmant Leprince, gente dame, ajouta-t-il. Veuillez excuser mon intrusion et le désordre qu'elle a entraîné.

Et il se redressa en esquissant une sorte de salutation respectueuse qui, ajoutée au "gente dame", foudroya la mère en lui rappelant un passé dont ses enfants ignoraient tout. Elle éclata en sanglots. Aube se jeta dans ses bras, Deux s'enhardit jusqu'à se lever et venir enlacer les deux femmes. Un, qui, n'étant plus poursuivi, avait fait demi-tour et écoutait à la porte du jardin, jugea le moment propice et fit sa réapparition. Il s'approcha à pas feutrés et tendit son bien à Charmant, avec un sourire un peu torve. Leprince, bon prince, fit mine de ne pas remarquer que la bourse jadis replète avait un peu perdu de sa superbe. Du reste, il était absorbé dans ce qui lui revenait de pensées et surtout dans la contemplation silencieuse de la jeune fille. Quant à elle, toujours blottie contre sa mère, les yeux baissés comme il sied à une honnête pucelle, elle regardait néanmoins le jeune homme à travers ses longs cils et ses joues avaient pris un éclat inhabituel qui n'était pas sans ajouter à son attrait. Elle avait gardé en main le torchon magique et le pétrissait nerveusement, ce qui expliquait la sorte de vide agréable qu'était à son tour devenue sa tête – état à vrai dire assez commun chez le beau sexe.


***


La suite de l'histoire se laisse deviner. Charmant trouva moult prétextes pour revenir à la maisonnette, prenant soin de combler la fille et la mère de menus cadeaux. Cette dernière, définitivement conquise, permettait aux jeunes gens de longs tête-à-tête qui ne leur suffirent bientôt plus. Les parents Leprince, d'abord réticents, furent convaincus après une rencontre où la jeune fille réussit à les frôler tous deux de son torchon, et ne firent dès lors plus obstacle au mariage.

Celui-ci eut lieu dans la bonne ville des Leprince. La beauté, le charme et la douceur d'Aube dissipèrent tous les doutes sur l'opportunité de cette union, d'autant plus que la rouée avait dissimulé son linge magique dans les plis de sa robe de mariée, et qu'elle s'en servait discrètement chaque fois qu'elle percevait hostilité ou froideur à son égard. La famille de Charmant usa de son entregent pour placer les deux frères au service du prévôt, où ils firent merveille pour détrousser les bourgeois au moyen de nombreuses nouvelles taxes, plus admirables les unes que les autres.

Aube et Charmant n'eurent pas beaucoup d'enfants, mais c'était leur choix ; Aube n'avait qu'un seul torchon magique à sa disposition, et il n'aurait pas été sage de vouloir apaiser et dérider le monde entier avec. Elle le réservait donc à ses enfants et son mari, pour chasser leurs soucis et ramener la joie et la satisfaction dans leurs cœurs. Chaque fois que nécessaire, elle tamponnait leurs tempes et lissait leurs fronts. Avec son mari tout particulièrement, elle assortissait ces soins attentifs de tendres baisers et de douces caresses, bien qu'elle sût que c'était totalement superflu, tant était grand le pouvoir du torchon.


Ils vécurent ainsi de très longues années de bonheur paisible. Quand un nuage se formait, Charmant savait qu'il pouvait compter sur Aube pour le dissiper. Et il savait aussi que peu de choses pouvaient réellement menacer leur couple, puisqu'il avait dès leur première rencontre accepté qu'elle le frappe, casse la vaisselle et lui dérobe son argent.


Tant il est vrai qu'une union fondée sur de telles bases a les plus grandes chances de résister aux vicissitudes de l'existence.

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